Premier Chapitre
PROLOGUE1738, France, Château d’Allérac
La duchesse Eireann d’Allérac regardait les deux hommes de sa vie. La scène était habituelle au château. Le duc Grégor d’Allérac, son époux, racontait une histoire à leur fils Romaric pour tenter de l’endormir. Il s’agissait d’un conte de chevaliers et de dragons comme le petit garçon les aimait tant.
La jeune femme prit le temps d’observer son mari comme elle le faisait chaque soir, sans s’en lasser. C’était un très bel homme. Grand et carré de visage avec un regard bleu qui pouvait prendre des teintes glacées ou d’un ciel d’orage lorsqu’il était en colère. Mais ils pouvaient refléter les plus beaux ciels d’été dans ses moments d’allégresse. Eireann avait rarement vu son mari s’énerver, et jamais à son encontre. Il s’était toujours montré doux et attentionné envers elle.
C’était cet ensemble de caractère, de tendresse, de beauté et d’intelligence qui l’avait séduite alors qu’elle n’était qu’une jeune fille de quatorze ans. De six ans son aîné, Grégor aurait pu lui sembler un peu vieux pour devenir son époux. Mais cela n’avait pas été le cas.
Elle se souvenait de son arrivée en France et de leur rencontre, comme si le temps ne s’était pas écoulé. Ses parents, son grand frère et elle-même étaient venus d’Irlande afin de faire affaires avec les seigneurs bretons dont le père de Grégor faisait partie. Les temps étaient difficiles en Irlande à cette époque. Les anglais avaient envahi le pays depuis longtemps et menaient la vie dure aux irlandais de souche qu’ils considéraient comme des païens. Ils tentaient d’étouffer leur culture et leur force, y arrivant petit à petit malgré les efforts fournis par les rebelles.
Cependant, en dépit des conflits qui liaient les trois pays, la famille d’Eireann avait pu conserver ses affaires et ses relations avec la France. Son propre père était né d’une union entre un anglais, William Lynch, arrivé à Galway aux côtés de Charles Cooke en 1652, et d’une irlandaise. Le grand-père paternel de la duchesse s’était illustré dans la conquête de la ville. Lorsque les colons britanniques étaient finalement entrés dans Galway après la capitulation de ses dirigeants, ils s’étaient rendus au château pour prendre pleine possession de la ville. Les chefs irlandais n’avaient pas eu d’autre choix que de se rendre pour sauver les habitants qui commençaient à souffrir de la faim et de la peste.
Lorsque William Lynch avait vu la fille aînée de l’un des dirigeants de Galway, il en était tombé amoureux. Il avait obtenu sans trop de difficulté la gestion de la ville au nom de la couronne d’Angleterre et n’avait ménagé aucun effort pour enrayer la peste et empêcher les habitants de mourir de faim. Cela avait fini par séduire la jeune irlandaise et ils s’étaient mariés quelques années après la prise de Galway. Ce fut en partie grâce à cette union que la ville avait pu maintenir ses relations avec la France.
Lorsqu’elle voyait ses parents ensemble, la jeune fille qu’elle était ne pouvait s’empêcher de penser que tout n’était pas perdu pour leur pays. Son père était un homme bon malgré ses origines en partie anglaises et il s’occupait à merveille de la ville. Les habitants qui avaient été très froids à l’arrivée de son grand-père s’étaient finalement habitués et avaient fini par le considérer comme un chef acceptable à défaut de l’aimer. Son père étant le fils d’une irlandaise de souche était un peu mieux accepté. Quant à elle-même et son frère, Aengus, les habitants de Galway les traitaient avec un respect et un amour qui forçaient l’admiration.
A leur arrivée en France, Aengus s’était tout de suite bien entendu avec le fils du duc d’Allérac. Ils n’avaient qu’un an d’écart et ils passaient leurs journées à chevaucher dans le domaine, à visiter les fermes pour s’assurer que tout se passait bien. Eireann aurait adoré chevaucher à leurs côtés mais comme cela se devait pour une jeune fille, elle restait au château avec sa mère et la duchesse d’Allérac. Pendant que les deux pères de famille discutaient affaires, les femmes brodaient et parlaient de leurs enfants. La jeune fille se perdait dans les pages des merveilleux romans de la bibliothèque du duc pendant des heures.
Si la journée Grégor passait tout son temps avec Aengus, au dîner il était toujours assis à côté d’Eireann. Il l’interrogeait sur ses journées, ses passions, sur l’Irlande. Lorsque le moment des danses arrivait, il l’invitait à danser et elle avait été rapidement charmée par toutes ses attentions. Elle n’avait cependant pas deviné que Grégor était tombé amoureux d’elle. Elle se disait qu’il ne pouvait pas s’intéresser à une petite irlandaise et qu’il devait certainement obéir aux ordres de ses parents. Après tout, elle n’avait que quatorze ans. Que ferait donc un jeune seigneur français d’une enfant irlandaise ?
Le séjour avait duré deux mois. La veille de leur départ, Eireean s’était vue annoncer son futur mariage avec Grégor. Elle avait été d’autant plus heureuse lorsque le fils du duc lui avait assuré qu’il était lui-même ravi de cette union.
Le mariage avait été célébré deux ans plus tard en France et deux autres années s’étaient écoulées avant que le couple n’ait le bonheur de voir naître leur fils. Aujourd’hui âgé de six ans, Romaric semblait avoir hérité à égale hauteur de ses deux parents. C’était un enfant doux et espiègle à la fois, mais toujours respectueux. Il s’intéressait à tout ce qui l’entourait et possédait une imagination débordante.
Lorsqu’elle le regardait, Eireann songeait à ses parents et à combien la vie était pleine de surprise. Son fils était le fruit de trois nations tellement différentes et sans cesse en guerre depuis des siècles. Pourtant, il était la plus belle création possible de ces cultures. L’espoir de voir un jour la paix revenir entre ses deux nations de naissance et son pays d’adoption rejaillit quelques secondes avant que la voix chantante de son enfant ne la ramène à la réalité.
— Racontez-moi encore une histoire, père !
— Il est déjà tard, Romaric, sourit le duc. Il est temps pour vous de dormir.
— Je ne suis pas fatigué, père. S’il vous plaît…
— Et pourtant, je vois deux yeux emplis de sommeil, dit la duchesse, s’approchant de son lit en souriant tendrement.
— Je vous assure que je peux encore rester éveillé, mère.
— Et demain matin, vous serez incapable de vous lever car vous serez trop fatigué pour tenir debout. N’oubliez pas que vous avez une leçon d’équitation avec votre amie Adélaïde dans la matinée.
— J’ai hâte d’y être ! s’enthousiasma le petit garçon.
— Alors, il faut dormir. Le temps passera plus vite.
— Je suis trop excité pour dormir, mère.
— Et si je vous chantais une berceuse pour vous aider à trouver le sommeil ?
— Oh oui ! s’extasia l’enfant ravi.
— Laquelle voulez-vous ?
— Celle avec les fées.
— Alors dans ce cas, fermez les yeux et écoutez simplement.
La duchesse s’assit sur le bord du lit et caressa doucement le front de son fils, écartant délicatement une mèche de ses cheveux châtains. Elle posa ses doigts sur les paupières de Romaric et celui-ci ferma ses beaux yeux verts hérités de sa mère en souriant. Puis, la voix d’Eireann s’éleva, aussi douce et claire qu’une brise d’été. Sa voix donnait aux sonorités du chant une beauté à laquelle on ne s’attendait pas, et cela était encore plus flagrant lorsqu’elle chantait en gaëlique, sa langue natale si étrangère aux français.
Nul accompagnement n’était nécessaire et Romaric lui avait une fois dit que ce serait gâcher la beauté de sa voix que de l’accompagner avec des instruments.
Le petit garçon s’était juré que si un jour il devait épouser une femme, il ferait comme son père. Il en choisirait une capable de l’émerveiller par sa seule voix, tout comme sa mère le faisait.
Les petites fées tourbillonnent, folle ronde
Leur chant s’élève, tendre et douce mélodie
Tu l’entends de ta chambre et en toi il résonne
Les petites fées te font quitter ton doux lit
Les petites fées tourbillonnent, folle ronde
Et elles s’amusent de ton air étourdi
Avec elles dans la ronde, tu papillonnes
Les petites fées te gardent loin de ton lit
La duchesse se mit alors à fredonner légèrement quelques secondes. Elle voyait le torse de son fils commencer à se soulever plus lentement alors qu’il plongeait petit à petit dans le sommeil. Elle poursuivit la chanson d’une voix légèrement plus basse, tout comme sa mère le faisait pour l’endormir lorsqu’elle était petite fille.
Les petites fées tourbillonnent, folle ronde
Elles ne font pas attention à tes pleurs
Mais les appels de maman entrent dans la ronde
Les petites fées te rendent à sa chaleur
A nouveau, elle fredonna quelques secondes, sa voix s’abaissant de plus en plus. Lorsqu’elle se tut complètement, le sourire de Romaric avait disparu et tout son visage s’était totalement détendu. Sa respiration lente prouvait que le sommeil l’avait emporté et ses paupières bougeaient très légèrement, révélant que ses yeux ensommeillés vivaient des aventures que seul le petit garçon serait capable de raconter à son réveil.
La main du duc se posa avec douceur sur l’épaule de son épouse et il glissa ses lèvres sur sa joue pour y déposer un tendre baiser.
— Votre voix fait toujours des merveilles.
— Il est temps pour nous également d’aller nous coucher, murmura-t-elle en retour.
— Voilà une proposition que je ne saurais refuser, sourit le duc en aidant son épouse à se relever.
Ils s’éloignèrent du lit de leur fils, main dans la main, et avant de refermer la porte, ils posèrent un dernier regard plein d’amour sur le plus précieux de leurs trésors.