Premier Chapitre
(Ambre, dans son appartement)Instant de grâce, photographique. Dans l'encadrement de ma fenêtre, les nuages s’étirent de manière élastique, fils opalescents tissant une toile baroque colorée de nacre. Un cumulus s’irise, se déploie et mue comme de fins cristaux de sucre qui s’évanouiraient en dessert gazeux. Ce soir, le ciel est une mousse de couleurs, de fragrances et de saveurs frappées. À mon image, infiniment légère. Une mousse soyeuse et charnelle, un équilibre moléculaire savoureux et fragile. Je suis amoureuse et mon état me tapisse de désirs sucrés.
Je regarde cette curieuse gourmandise poursuivre son expansion pour s’inviter à un banquet où de multiples petites bouches facétieuses viendraient la picorer. Souvenirs de fête foraine, mes lèvres sont cristallisées de sucre, mes doigts collent à défiler lentement un écheveau de couleur rose, mes yeux pétillent de gourmandise repue. Barbe à papa fantasmée, turgescente, poussant à l’appétence. J’ai faim, de mon homme cette fois et de sa présence. De son regard, de ses mains longues qui me pétrissent, de son rire qui court et colonise chaque pièce de mon appartement.
Effet miroir, la barbe à papa se change en sphère pâle et meuble, levain prêt aux agapes. Dans dix jours, Léo sera revenu de mission et je lui dirai pour la première fois que je l’aime. Dans le ciel, la pâte se creuse, sculptée sous l’impulsion physique de ma pensée, perd sa rotondité et prend l’aspect anguleux d’un visage. Un
-1-
visage effronté à tête de lune, à l’aspect lisse de cierge, avec un menton de vapeur d’eau taillé en pointe, osseux et décharné comme celui d’une vieille femme. Clin d’œil, j’en jurerais.
Le soir où j’ai croisé la vie de Léo, mon désir m’a transpercée. C'était il y a quatre mois. Je m'apprêtais à quitter un ami, étudiant aux Beaux-Arts, pénétrée d’humidité, après avoir consenti pendant des heures à incarner une icône éphémère dans son minuscule atelier. C’était la première fois que je posais nue pour lui, flattée de son intérêt pour mon corps que je trouvais médiocre. Dans l’atelier de Guillaume, que je découvrais, la prodigalité des objets avait achevé de réduire les dimensions déjà avares de la pièce : table, commode, canapé, chevalets, chaises, faïences et autres modèles de natures mortes, en se disputant une place déjà précieuse, croulaient eux-mêmes sous une débauche de peintures, de pots, de crayons, d’esquisses, de pinceaux... Les objets étaient soufflés dans un désordre joyeux qui frôlait l’éboulement. Aux murs, de nombreuses toiles sans cadres s’accoudaient les unes aux autres au point de paraître se pénétrer entre elles. À l’endroit où Guillaume avait l’habitude de peindre, des centaines de grains de couleurs germaient au sol, parfois écrasés et épanouis en boutons de fleurs. Dans l’atelier se déversait un flot continu de couleur…
La séance de pose s’était révélée plus éprouvante que ce que j’avais préjugé. Guillaume avait composé avec toutes les circonvolutions de ma pudeur, finement, en amant habile et sensible qui goûte un corps virginal. Il m’avait demandé de me déshabiller d’un ton doux et désinvolte empreint d’affection fraternelle, si bien que j’avais fini par retirer mes bas, ma robe et ma culotte avec la simplicité d’une petite fille se préparant au bain. Puis il m’avait couchée sur son canapé éventré et laminé d’usure, sur un amas confus de vieilles étoffes, pâles et sans trame, comme il aurait déposé un oiseau au cœur d’un nid de brindilles, de plumes et de ficelles pour l’aider à s' y sentir au chaud. De l’à plat
-2-
tiède de ses mains, il avait lissé mes trapèzes pour dénouer toutes mes tensions dorsales, m’invitant à l’abandon dans un ensemble de courbes infléchies, placé mes bras en angles aigus, l’un en coque sous ma tête, l’autre sur les vallons de mes seins. Il avait façonné ma posture, replié mes jambes pour offrir mon intimité à son regard. J’étais devenue par son travail de modelage un corps involuté, un être alangui dont le visage enfantin et naïf contrastait impudemment avec le bassin sulfureux d’une fille de mauvaise vie. Satisfait de me sacrifier ainsi à son appétit pictural, il s’était placé derrière son chevalet pour amorcer ma lente défragmentation en touches de couleurs.
Guillaume avait pendant des heures fouillé mon corps, la mature de mes cuisses, de ses yeux vifs et métalliques, pénétrants et glaçants. Thomise qui savoure mentalement la mort lente d’une proie au fond d’une corolle. J’étais tétanisée par l’effet conjoint de sa lente radiographie, de mon immobilité et de l’humidité de la pièce. Lorsque je m’étais redressée, chaque muscle portait les coups de ses regards. Mais l’image qu’il avait extraite de mon anatomie était fascinante : une femme callipyge, ensorceleuse, Vénus à chair de lait, déesse de la maternité aux reflets céruléens, sur un lit torturé de nuances pivoine, pourpre et sang. Fusion de la sensualité et d’une forte sensibilité, érotisme manifeste qui crevait la pudeur. J’ai pensé à cette phrase de Proust : « Une personne est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n’existe pas de connaissance directe ». Guillaume avait pourtant saisi et dévoilé implacablement une partie intime de mon être que je n’imaginais pas directement accessible et cette vérité éclatait sur la toile, éclairée par le faisceau lumineux de sa peinture. « C’est stupéfiant…» dis-je avec une fierté mâtinée de doute. Comment ses yeux pouvaient-ils ainsi me sublimer et me révéler à moi-même?
-3-
Je me suis rhabillée, pétrifiée jusqu’aux téguments par l’inertie de ces longues heures de pose. Guillaume m’a proposé un thé brûlant pour me réchauffer. Nous nous sommes assis côte à côte, moi vidée de ma substance, lui en sorcier apaisé qui venait de vaincre par ses vomissements de couleurs les démons mydriatiques de sa pensée.
Moment suspendu où Léo a dégondé la porte de ma vie en frappant à celle de l’atelier. Léo est ingénieur en robotique sous-marine, il troque ses services informatiques en échange de quelques cours de dessin, ses rêves le portant dans une dimension poétique qui dépasse son quotidien. Il était venu soumettre à Guillaume ses premières esquisses.
Mon regard sur lui a agi comme un révélateur, un bain qui a transformé mon désir latent en image sensible et vive. Cheveux châtain très courts, parsemés d’épis. Nez droit et puissant, visage rectangulaire, avec des pommettes fières et dressées. Mâchoire osseuse, carrée et épaisse dont j’ai eu le désir immédiat qu’elle s’ouvre en étau pour s’aboucher à mon cou dans son entier. Des lèvres charnues, explosives, dégainées outrageusement du fourreau de son visage pour inviter de manière perçante ma sensualité. Des yeux denses et languides, tapissés d’une rivière de cils tendus en filins, hypnotiques, diamants bruts et bruns, prismes enchâssés pour décomposer et réfracter mon image. Mon corps s’est immédiatement réchauffé, moulé en dedans par un désir épais, muqueux et brûlant. Léo s’est assis face à moi et nous nous sommes littéralement dévorés.
J’ai eu le sentiment embrasé d’être un taureau, désigné par le sorteo pour son attribution. J’étais entrée dans l’arène, une arène de feu et de désir, sans public, peones ni picadors, sans cruauté, sans appel de sang ni de boue. Juste lui et moi. La lidia la plus sensuelle de ma vie commençait. Je me sentais dépassée par l’agressivité de mes pulsions. Chacun de ses regards me poussait à
-4-
la charge, passes de capote savantes et provocatrices, véroniques réitérées et tendues. Chaque minute face à lui m’a convaincue de ma fragilité, mesurée à l’empan de mon appétit qui se libérait de son corset, fil à fil, mû par sa propre volonté. Nul besoin de faena de muleta. J’étais rendue, vaincue, au sol.
Je lui appartenais déjà, sans qu’il ait encore posé ses mains sur moi. Je respirais déjà à travers lui. Lorsque Léo s’est levé pour prendre congé de notre ami commun, mon image se reflétait comme deux minuscules lumignons dans les rets serrés de ses pupilles. Je l’ai suivi sans un mot, attachée à son ombre. Nous avons descendu l’escalier, écrasé de lumière jaune. Sur la dernière marche, Léo s’est retourné et m’a enfin serrée dans ses bras. Je me souviens de tout, de l’élasticité ferme de sa bouche, de ses lèvres qui m’ont suçotée et dissoute comme un sashimi fondant sous sa salive, de sa langue qui m’a pénétrée avec la promesse d’un sexe durci et de son rire qui s’est libéré pour rebondir sur les parois écaillées de la cage d’escalier.
Je l’ai accompagné jusqu’à son appartement et nous avons fait l’amour en possédés, deux êtres en fusion, magmatiques, crachant par tous leurs pores les bombes incandescentes d’un désir enragé et explosif, enlacés comme les racines végétales d’une mangrove, dévastés par une lame de fond qui nous plongeait sans discontinuer dans un limon mouvant. Nous ne nous sommes pas arrêtés un seul instant, y compris pour manger. Léo m’a préparé des croque-monsieur à l’ananas avec une salade de mâche saupoudrée de sucre, une recette de sa grand-mère alsacienne dont il a gardé le souvenir truculent. Chaque miette de ce repas, nous l’avons partagée à deux, mastication à deux bouches accolées ne formant qu’un seul tube. Souvenir du pain de mie qui se délite sous nos salives mêlées, du jambon qui se fragmente lentement, de l’ananas
-5-
qui éclate en bouches pendant que ma langue caresse la sienne, toutes ces flaveurs, ces textures et l’aquosité de la mâche satinée qui se disperse en perles sucrées salées…
Lorsque je me suis endormie dans ses bras, j’étais à lui, sans retenue et sans pudeur, terre labourée et fertile, plus vivante que jamais. Mon corps croulait d’épuisement, brisé par le ressac d’un effort physique poussé à l’acharnement mais fanatisé et refusant de demander grâce.
Nous ne nous parlons vraiment que depuis deux ou trois mois. Notre désir outrageux annihilait notre capacité à communiquer autrement que peau contre peau. Depuis, Léo et moi nous connaissons mieux et chaque jour qui passe tisse davantage mon cœur au sien. Il m’a confié tous ses combats, toutes ses failles. Son divorce l’a vulnérabilisé au point qu’il en est parfois translucide de fragilité, recroquevillé pour tempérer ses brisures et la douleur exquise de ses fractures à répétitions. Lorsque je couche ma tête sur son torse, il m’arrive de sentir son thorax déformé par l’oppression, surface à vif couverte d’hématomes. Même son rire accuse sa fragilité, ses éclats sont portés par une gravité patente.
J’admire son intelligence pratique, l’organigramme structuré de sa pensée, sa propension à l’idéal et plus que tout sa sensibilité sombre et vitriolée qui transpire dans chacun de ses gestes. J’ignore le détail de ses charges professionnelles. Je sais seulement qu’il évolue dans un monde exclusif d’hommes, carré, pointu et dépourvu d’affects, entre terre et mer, valises jamais défaites. Il conceptualise et assure le suivi de petits sous-marins téléguidés, bijoux technologiques orfévrés au millimètre, pour l'accomplissement de travaux spécifiques en haute mer, tels que l’enfouissement de câbles électriques ou la maintenance de pipelines. Son univers sans nuances tranche avec la profondeur de sa sensibilité mais la circonscrit de manière salvatrice. Je partage ses revers techniques, ses défis, sans les comprendre mais avec tout
-6-
l’engagement de ma présence. Dans son monde mécanique et huilé, derrière ses commandes, mon homme est un démiurge.
Avec lui, j’aime les petits riens de l’existence : lire ensemble, soudés et cramponnés comme deux plantes ligneuses, ses doigts pincés sur mes mamelons dressés, l’écouter avec volupté me faire la synthèse acide de faits insolites, lécher dans sa bouche le chocolat noir fondu, plier sous ses assauts, l’entendre me parler de sa fille lumineuse comme un fanal. Nous étendre au soleil, corps soudés et laisser la chaleur du soleil perfuser nos paupières. Lorsqu’il cuisine pour moi, il possède l’audace et le brio d’un chef d’orchestre dans les mains duquel se transcenderaient toutes les individualités. Les ingrédients les plus inattendus se coordonnent, se lient, s’animent et s’harmonisent avec tempérament. Ses doigts courent au dessus des feux, virevoltent, domptent, galvanisent…
Chaque instant vécu à ses côtés est magique. Il a sidéré mes démons, je me sens libre. Il est temps de lui dire que je l'aime. Dès qu'il sera rentré de sa mission en Inde...
Je referme la fenêtre, m'étire longuement. Je vais descendre au café, je prendrai le soleil... J'ai envie d'un café bien serré et d'un petit déjeuner en terrasse. Mon écharpe, mon manteau, parée.
— Bonjour.
Mes voisins du rez-de-chaussée viennent de sortir de chez eux avec leurs deux enfants, équipés de vêtements et de chaussures de sport. La fille est belle, un peu fuyante, une très jeune fleur qui ignore encore tous ses attraits, le garçon est tout le portrait de son père.
— Bonjour, journée sportive apparemment ?
— Oui, nous partons randonner. Vous êtes radieuse.
L'amour est le soin de beauté le plus puissant. Je souris.
— Merci, bonne marche.
-7-
Je leur fais signe de me précéder. Je les regarde s'éloigner et monter dans la voiture : avec Léo, nous pourrions peut-être dans quelques années donner à voir la même image.
-8-