Premier Chapitre
Ses mains plongées dans l'eau chaude arrêtèrent leur mouvement, lâchant l'assiette de céramique qui s'écrasa avec un bruit sourd contre le fond de la bassine en plastique. Une sensation presque physique, aussi furtive que la caresse d'une brise d'été, lui traversa l'échine. On l'observait.La respiration coupée, Isabelle tourna la tête vers la fenêtre, lentement, comme si retarder l'échéance pouvait lui ôter un peu de pouvoir. Il y avait bien quelqu'un. Ou plutôt quelque chose : un chat. Un chat du même noir que ces corbeaux qui pullulent dans la campagne hivernale. L'animal était immobile. Seule sa queue lancée avec la régularité d'un métronome prouvait qu'il n'était pas fait de cire.
Il prépare un mauvais coup, chuchota une petite voix au fond d'elle, et la gêne qu'elle ressentait s'accentua jusqu'au malaise, sans qu'elle comprenne pourquoi. La situation n'avait rien d'anormal. Les chats qui apparaissaient à la fenêtre de leur cuisine étaient légion, aussi nombreux que les escargots lancés à l'assaut de ses salades après la pluie. Souvent, Aloys préparait un petit bol de lait à leur attention. Isabelle laissait faire, puisqu'aux grands regrets des enfants, les allergies d’Éric ne leur avaient jamais permis d'avoir un animal, à l'exception de ce poisson rouge gagné à une foire de printemps et que personne n'avait regretté quand ils l'avaient trouvé un matin, flottant à la surface de son bocal.
Les enfants se rattrapaient avec les animaux des autres. Surtout les chats. Il y avait toujours un peu de lait ou quelques croquettes à leur attention, ce que plus aucun félin des environs n'ignorait. Les chats des voisins, ceux du quartier, tout ce qui portait moustaches et coussinets trois kilomètres à la ronde s'était donné le mot. Pas un jour ne passait sans qu'Isabelle entende des séries de plaintes, des plus timides au plus insistantes, devant ses carreaux.
Ce chat-là était différent. Il n'avait pas touché à la gamelle de lait et ne miaulait pas davantage. Il se contentait de la fixer, la queue battant, de la droite vers la gauche et de de la gauche vers la droite, et ce mouvement hypnotique ancrait en Isabelle le sentiment d'une menace imminente.
Elle s'approcha, essuyant ses mains dans un torchon pour ne pas salir le sol avec l'eau savonneuse. Quand elle fut à moins d'un mètre, Isabelle remarqua ses yeux et se figea. L'un était d'un vert plein, presque émeraude, en amande comme le veut la morphologie des chats. De l'autre se détachait une tâche marron, irrégulière, qui évoquait le travail d'un peintre peu méticuleux. Isabelle pensa aux contes de son enfance, ceux que les anciens racontaient pendant les fêtes de famille, lorsque les repas se prolongeaient bien après le coucher du soleil. C'était ridicule, il ne s'agissait que de légendes, d'un folklore qu'on perpétuait pour la seule vertu de ne pas le voir tomber dans l'oubli et pourtant : la voix de son grand-père résonnait en elle, comme s'il avait ressuscité juste pour l'avertir: -Attention à ce que vous rencontrez, mes jolies. Les sorcières reçoivent du diable le pouvoir de se transformer en animal pour commettre leurs méfaits, aller au sabbat ou observer leurs voisins.
Non. Elle fit en sorte de repousser la voix. C'était ridicule. Mais ces yeux...
Elle ouvrit la fenêtre, espérant faire fuir l'animal. L'air était glacé. Pour la première fois depuis le début de la saison, il avait même gelé. Enfin. Isabelle n'en pouvait plus de l'été indien. Dans moins d'un mois, les marchés de Noël ouvriraient leurs portes ; il était temps que la météo se mette à jour. Elle regarda le rebord. Le chat n'avait pas bougé, comme s'il la défiait. Son malaise augmenta d'un cran. Isabelle se força à prendre une grande inspiration. Oui, elle était ridicule, mais ces yeux...
Ils lui évoquaient tellement...
Elle dut agiter son chiffon pour enfin le faire réagir. D'un bond leste, le chat partit à toutes pattes en direction du portail. Isabelle attendit qu'il ait disparu de son champ de vision pour retourner à ses assiettes.
Ce n'est pas un bon présage, se dit-elle. Isabelle Morel, née Rosenzweig, n'était pas superstitieuse mais avec le temps, elle avait appris à laisser une place plus forte à son intuition. Et si ce chat voulait dire que ? Non. Pense à autre chose, s'intima-t-elle.
Ce n'est pas elle. Elle est loin. Elle ne peut rien faire contre toi.
Et même si elle avait le pouvoir de séduire et de tromper, en plus de cette capacité insolente pour les arts, même si elle était pleine de pouvoirs et de maléfices ; elle n'avait pas celui de se transformer en animal.
Les sorcières n'existaient que dans les contes.
La vie s'était chargée de remettre en cause une bonne partie de ses certitudes. Mais de cela, au moins, Isabelle était sûre.