Premier Chapitre
Printemps 1616, Bourg de Saclay, pays de HurepoixDepuis toujours, Geneviève est passionnée par les simples, les plantes qui guérissent, nourrissent aussi. Geneviève est la fille d’Étienne Prévost, un laboureur de Saclay où il exerce ses talents à la Ferme du Colombier, une belle et grande ferme, récemment rénovée, à quelques pas de l’église Saint Germain de Saclay. Il en est en partie propriétaire.
Jean Duval était un vieil apothicaire exerçant son art à Paris. Trop âgé, il est venu s’installer au bourg de Saclay après avoir quitté son officine. Logiquement, la jeune femme est venue lui demander ce qu’il pensait des plantes qu’elle ramassait ici et là. Sa réaction a été des plus négatives. Jean Duval a toujours été un vieux bougon, colérique et incroyablement misogyne !
- Que vous occupez-vous de plantes et de remèdes, Madame ? Est-ce là la place d’une femme ?
- Mais… bien sûr ! Pourquoi ne le serait-ce point ?
- Parce que la place d’une femme est dans son logis, à s’occuper de son époux et des enfants qu’il lui donne, voilà pourquoi.
- Vous le pensez ? Oh… figurez-vous que je pense tout le contraire ! Enfin ! Regardez autour de vous… les biches, les hases et autres laies ne sont-elles là que pour s’occuper de leurs beaux cerfs, lièvres ou autres sangliers ?
- Ridicule ! Ce sont des animaux !
- Eh bien pour ce qui me concerne, je tiens que les animaux sont bien plus sages que nous. Ils ne commettent ni crimes ni âneries, pas même les ânes ! Ils ne font jamais rien d’inutile. Ils ne font pas la guerre. D’ailleurs, je crois que toute intelligence est animale tandis que la bêtise n’appartient qu’à l’Homme et même parfois aux femmes, je l’admets volontiers !
Geneviève avait alors éclaté de son rire plein de gaité, rappelant le chant du merle. Le vieillard avait un peu ri, lui aussi et, finalement, accepté de lui donner son enseignement, à cette condition qu’elle acceptât un autre élève avec elle. Matthieu Vilras, un garçon originaire d’une ferme voisine, était entré en apprentissage dans son officine alors que Jean Duval exerçait encore à Paris. L’année suivante, devenu fort âgé, il avait fermé boutique et Matthieu l’avait suivi : sa formation d’apothicaire ne faisait donc que commencer, mais avec un maître qui disposait de tout son temps pour son enseignement. Cela promettait d’aller vite et surtout loin.
Tout s’était très bien passé, les deux élèves se supportant, s’appréciant même et s’encourageant mutuellement. Très rapidement, Matthieu n’avait plus eu d’yeux que pour cette belle jeune femme ; dans le secret de son cœur, il polissait l’anneau dont il caressait l’espoir de le passer, un jour, au doigt de la belle…
Robert est le dernier fils de François d’Escoubleau, Seigneur de Jouy en Josas. C’est un garçon sensible, intelligent, assez vif. Son frère ainé François étant devenu prélat, Charles, second fils de la famille et brillant officier du roi, a hérité de la charge de seigneur de Jouy. Son frère puiné Henri a lui aussi pris aussi la robe et s’apprête à devenir évêque à Bordeaux. Une carrière militaire pleine de promesse et de gloire lui ouvrait donc tout grand les bras, dans le sillage de son frère après celui de son père, premier écuyer du roi. Las, ne l’a-t-il pas tout simplement dédaignée, avec quelle ingratitude ?
Tuer des gens pour ne pas l’être lui-même ne correspond en effet pas tout à fait à sa vision du monde, à la forme d’idéal qu’il s’est forgée. Quant à la robe, s’il la considère avec le plus grand respect, c’est au féminin, résolument !
Robert a donc consacré sa jeunesse au voyage, à l’étude. Sa passion a toujours été la médecine, la vraie, la grande, celle qui étudie le mal, tente de le comprendre, puis le combat, le soigne et parfois le guérit. Encore bien jeune, à seize ans, il a pris son bâton de pèlerin et quitté le petit château de Jouy en Josas pour s’en aller faire ses humanités de par le vaste monde. C’est ainsi qu’il est un jour arrivé à Montpellier, haut lieu de la médecine. Il y a lié connaissance avec des étudiants ; sa passion s’est alors remise à le dévorer. Il s’y est donc fixé pour quelques années d’études avant de revenir au château natal.
Depuis toujours, les traitements proposés par les médecins de son temps le font souffrir intellectuellement. Il ressent au fond de lui que les saignées, le clystère et autres barbaries ne sont pas adaptés. Dans son idée, les maladies dont souffrent ses semblables ont des causes sans doute compliquées mais il est du devoir du véritable médecin de les rechercher, de les trouver. Et surtout de découvrir des remèdes pour soulager, guérir tous ces maux. Il a une foi inébranlable dans les progrès de sa science en ce domaine. Montpellier a fait bien plus qu’apporter de l’eau à son moulin : Robert d’Escoubleau est devenu un authentique et habile médecin.
Son plus grand rêve a toujours été de découvrir de quoi souffre si cruellement son souverain, Louis treizième du nom, Louis le Pieux, que rien ne parvient à soulager. Il sent que si rien n’est rapidement trouvé pour le soigner, le mal finira par l’emporter. Cela le meurtrit au plus profond de son être. Il aime son souverain, comme tout bon sujet.
Alors pour trouver un moyen de soulager son roi, Robert étudie désormais les propriétés des sangsues. Il a appris à Montpellier que dans certains pays lointains, elles étaient utilisées médecine pour de nombreuses applications. Il en trouve en abondance dans les marécages de Saclay, à quelque distance du château. Il a d’ailleurs obtenu des résultats intéressants et même quelques guérisons spectaculaires grâce à elles. Grâce à elles donc, il sauverait peut-être son roi … Tel est sa quête.
Il étudie aussi les propriétés des plantes aromatiques et médicinales de la contrée. Avec l’aide du chaudronnier, il a modifié un vieil alambic avec lequel il extrait de ses récoltes des essences qu’il teste avec plus ou moins de bonheur. C’est ainsi qu’il a fait connaissance de Jean Duval, le vieil apothicaire du bourg de Saclay. Il passe beaucoup de temps auprès de lui à parler de ses essais sur les sangsues, des vertus qu’il attribue à ses plantes. Il rencontre souvent chez lui une jeune femme, élève du vieillard, dont le savoir en matière de phytothérapie n’a d’égal que sa curiosité. Elle est également fort jolie, et Robert n’est pas non plus vilain garçon. Ils ont longuement partagé leur passion commune pour la médecine. Au fil des jours, ils en ont vu naître une autre, au grand désespoir de Matthieu Vilras… ainsi va la vie !
Malheureusement, en ces temps, épouser une roturière n’est simplement pas pensable pour un homme de sa condition. Ainsi en ont décidé les lois humaines. De telles choses ne se font pas dans une bonne famille…
Le clocher de l’église Saint Germain de Saclay annonçait, sous un soleil radieux, la fin de l’office dominical. Les ouailles rassasiées de bonne parole se pressaient vers leur logis, l’âme et la conscience en paix, mais pas Geneviève. Cette dernière, le cœur léger, avait pris le sentier menant à la ferme d’Orsigny. Elle avait traversé l’antique route d’Orléans, vestige des romains, et s’était faufilée entre forêt et marécage jusque vers cette clairière où, elle le savait, son cœur allait battre un peu plus vite. Elle vient en effet, pour contourner la difficulté, de concevoir un stratagème d’une grande simplicité mais d’une efficacité qui lui semble imparable pour pouvoir célébrer la noce.
- Robert, cher amour, je voudrais te soumettre une idée qui nous permettra de réaliser notre plus cher désir. Nous allons faire un enfant, toi et moi. Lorsqu’il viendra au monde, je serai déshonorée ! Alors toi, pour racheter ta "faute", tu devras venir demander une main que mes parents ne sauront te refuser. C’est noble, c’est beau, ne trouves-tu pas ?
La jeune fermière était partie d’un éclat de son rire cristallin, tout plein de cette magnifique insouciance de la jeunesse, de l’amour fou que vivaient les deux amants.
- C’est magnifique, ma belle ! Nous allons être si heureux !
Ainsi firent-ils… du moins le pensaient-ils, le souhaitaient-ils.
Les caprices du destin sont bien cruels, parfois : la noce ne fut jamais célébrée. Quelques semaines plus tard, après une fructueuse collecte de sangsues et d’herbes dans les marécages saclaysiens, Robert d’Escoubleau fut pris de terribles fièvres dont il mourut en quelques jours, avant même que Geneviève ait réalisé qu’elle était enceinte de ses œuvres. La typhoïde faisait des ravages auprès des marécages.
Matthieu Vilras, plein de tact et de douceur, ne chercha nullement à s’imposer mais multiplia les petits gestes pour aider la jeune femme, apaiser son chagrin, son désespoir. Il avait vu les formes de Geneviève s’arrondir et avait compris pourquoi. Qu’importe ! s’était-il dit. Un jour viendrait bien où il pourrait offrir couvert, sécurité et dignité à la jeune presque veuve… et son futur enfant.
La faucheuse hélas non rassasiée de si peu, Geneviève mourut en couche quelques jours avant le nouvel an 1617 en donnant la vie à une fort jolie petite orpheline.
Ce jour-là, Matthieu Vilras devint vieux. Nonobstant son jeune âge, ses cheveux virèrent au blanc neige, son dos se vouta sensiblement et ses yeux perdirent un peu de leur éclat malicieux. Jean Duval était consterné.
- Tu l’aimais donc tant que cela ?
- Plus que ma vie, maître…
À ces mots, le vieil homme était devenu irascible :
- Voilà bien une chose que je ne veux plus jamais t’entendre proférer ! Sache que la vie est la seule chose qui vaille la peine d’être vécue ! Elle est notre seule richesse ici-bas et comme telle, nul ne saurait l’emporter au tombeau ! Il faut la consommer, l’user, l’épuiser avant de la quitter. Ton destin est de soigner, pas de te plaindre… Mais enfin, comment peux-tu comprendre les maux et les douleurs d’autrui si tu passes ton temps à contempler ta propre misère, si grande, si profonde soit-elle ? Allez, hop-là, on se remet au travail.
Matthieu avait donc repris bon gré mal gré ses études. Le temps aidant, il le fit même avec un peu plus d’entrain mais jamais au grand jamais il n’oublia sa chère Geneviève et demeura seul ainsi, sa vie durant, tel le corbeau veuf.
Étienne Prévost et son épouse Marie adoptèrent l’orpheline en dépit de leur grand âge -que pouvaient-ils faire d’autre ?- et c’est ainsi qu’elle reçut le nom de Marie Prévost, en hommage à sa courageuse grand-mère. Le père Abel, alors jeune prêtre débutant son ministère à l’église Saint Germain de Saclay la baptisa lors d’une cérémonie sans joie.
1637, Bourg de Saclay, pays de Hurepoix
Avec le temps, Marie est devenue une très jolie jeune femme, bouillonnante d’un optimisme qui ne lui fait jamais voir le verre qu’à moitié plein, au pire, quand il ne déborde pas ! D’un tempérament joyeux, l’esprit vif, toujours souriante, elle est un objet de fierté pour ses grands-parents, un rayon de soleil et de bonheur pour leurs vieux jours.
Outre la cuisine, le ménage, l’art du potager, Marie est d’une adresse incroyable dans les travaux d’aiguille. Elle s’habille d’une manière digne de la Cour avec des bouts de chiffons et des coupons. De toute part on lui apporte des vêtements à raccommoder, on lui demande de confectionner des tenues de cérémonie !
Le prêtre qui tient la cure de l’église saint Germain connait ses origines et sa situation d’orpheline ; peuchère, c’est lui qui l’a baptisée lorsqu’il était un peu plus jeune ! Il a très vite remarqué sa vivacité d’esprit, son intelligence et s’est proposé de l’instruire un peu. Il lui a donné tous les rudiments d’éducation scolaire dont il était capable. C’est ainsi que cette jeune fille s’est rapidement trouvée capable de lire et d’écrire, elle a de bonnes bases en latin et peut même comprendre quelques mots de grec… choses dont aucun enfant de sa classe sociale n’aurait pu rêver…
Au domaine de la ferme du Colombier, son grand-père a un adjoint d’une grande efficacité. On le connait simplement sou le nom de Mario, un paysan italien de la région d’Avezzano, qui a été soldat, un temps. Personne ne sait précisément pourquoi il est là. C’est un homme plus que secret, un taiseux authentique. Il a juste expliqué qu’en revenant de la guerre, il avait réalisé que la femme qu’il aimait tant n’avait pas attendu son retour. Il avait alors tiré un trait sur cette fantaisie qu’on appelle l’amour et décidé de se consacrer à des choses utiles comme travailler la terre. Mais ailleurs ; loin, très loin. Il en faudrait, des lieues et des lieues pour oublier l’amour… et encore.
Il a toujours été gentil avec Marie, un peu à la manière d’un oncle attentif, d’un parrain prévenant. C’est à son contact que Marie a grandi et assimilé, dans son sabir de français et d’italien, les rudiments de la langue Romaine. Le latin l’y a aidée et comme cela l’amusait, elle s’est tout naturellement mise à parler sa langue avec lui. C’est sans doute Mario qui lui a donné le goût des plantes. Il est incollable pour les reconnaître et dire leurs vertus !
Le roi Louis XIII est un grand adepte de la chasse lorsque sa santé le lui permet. Il aime certes aller taquiner le renard dans les bois de Versailles où il a fait bâtir un pavillon fort bien installé mais il ne dédaigne pas pour autant le gibier d’eau, abondant sur le plateau de Saclay du fait de ses nombreux marécages. La chasse dans ce cas se termine souvent par un repas à la Ferme du Colombier où l’attendent sa suite et son équipage.
En cet automne 1637, le roi est venu chasser dans cette terre marécageuse qu’affectionnent les hérons et par conséquent les renards aussi. Il se trouve dans la suite du roi un de ses conseillers favoris, ancien protégé du cardinal de Richelieu ; il a pour nom Jules Mazarin et c’est, lui aussi un cardinal. Il a tout de suite remarqué la jolie Marie Prévost qui sert à table et s’est arrangé pour venir lui poser une innocente question en aparté avec son accent un peu rocailleux :
- Dites-moi, aimable dame, nous sommes passés lors de notre chasse par une fort jolie ferme pas très éloignée d’ici, avec un petit étang tout proche. Sauriez-vous m’en dire le nom ? C’est un superbe domaine, magnifiquement tenu…
- Oh, Monseigneur veut sans doute parler de la ferme d’Orsigny…
Légèrement surpris par cette consonance, Mazarin sursauta et ne prit pas le temps d’essayer de comprendre ce toponyme avant de laisser échapper :
- Comme les champignons ?
Marie réfléchit un court instant avant d’éclater de rire.
- Oh, non Monseigneur, c’est Orsigny, pas porcini ! Il n’y a pas de P et on l’écrit avec g – n – y en finale. C’est une ferme qui est tenue par des religieux. Une très belle ferme, en effet, très prospère aussi.
Mazarin regarda la jolie jeune femme avec un étonnement non feint. Non seulement cette aimable personne connaissait le nom italien du cèpe mais en plus elle savait écrire ! Quelle étonnante paysanne…
- Dites-moi, jeune dame, d’où cela vous vient-il de parler ma langue natale ? Peu de gens la connaissent, encore moins dans les campagnes reculées de l’Île de France !
- Monseigneur, mon grand-père -qui m’a élevée- était laboureur sur les terres de cette ferme où vous vous trouvez. Il était secondé par un homme venant de votre pays. Il ne s’exprimait pour ainsi dire que dans sa langue d’origine. Au fil des années, j’ai fini par la comprendre et en parler quelques mots !
Le cardinal a aussitôt vu en elle une personne de qualité : plaisante à regarder, vive et franche, d’une excellente éducation et au parler pour ainsi dire parfait. Le fait qu’elle parlât l’italien lui a en outre aiguisé l’appétit. En un mot il l’a trouvée désirable ; beaucoup trop pour la laisser croupir à la ferme. Elle aurait tout naturellement sa place à la cour pour de menus travaux… Plus près de lui !
À sa grande surprise, Marie s’est donc vu offrir peu de temps après, une charge de retoucheuse de la garde-robe royale au Château Neuf de Saint Germain en Laye, auprès de la suite du souverain et de son épouse. Et un peu aussi auprès de Jules Mazarin qui, nonobstant la réputation colportée à l’envi par les courtisans, s’était découvert une réelle attirance pour cette si jolie jeune femme !
Personne ne saurait refuser un tel honneur, cela va de soi. Marie s’est donc retrouvée dans le cercle très privé de la famille royale, en contact quotidien avec le cardinal auquel elle a fini par accorder ses faveurs ; par gratitude, un peu, mais aussi parce qu’elle le trouve plaisant, généreux et spirituel, même si elle est consciente que cette aventure est nécessairement secrète et sans suite. Ainsi se font parfois des choix qui conditionnent toute une vie, voire plusieurs.
C’est ainsi que, le jour de Noël 1638, Marie Prévost mit au monde une adorable petite fille. Le cardinal, ravi, décida de la nommer Juliette :
- Je crains, ma chère Marie, du fait de ma charge et de ma position dans l’église et le royaume de France, de ne pouvoir lui donner mon nom ; elle devra se contenter de mon prénom...
Mazarin, après cette naissance, resta aussi proche qu’il le pouvait de Marie compte tenu de son rang auprès du roi mais se préoccupa fort peu de son enfant. Ce n’est qu’à l’approche de sa mort, alors que Juliette avait déjà vingt-deux ans qu’il fit venir Marie à Vincennes où il résidait, cloué au lit par la goutte et bien d’autres soucis de santé, hélas.
- Ma chère et tendre Marie, mon rêve ne se réalisera pas. J’aurais tellement aimé te faire découvrir Pescina, ma ville natale que j’aime tant, dans les Abruzzes. J’ai reporté ce voyage tant et tant de fois que me voici devant la faucheuse sans l’avoir fait. Tu auras été la lumière de mes rares moments de véritable bonheur. Notre Juliette doit être une grande et belle fille maintenant… bien que je ne m’en sois pas assez soucié tout au long de ma vie. J’ai tant de regrets…
Se penchant vers son chevet, il saisit péniblement un coffret de bois précieux et le tendit à Marie.
- Tiens, Marie, seul véritable amour de ma vie. Tâche de marier dignement notre enfant… puisse-t-elle pardonner à son père de l’avoir tant négligée. Dis-lui bien que, dans le secret de mon cœur, je l’ai aimée et l’aimerai toujours, jusque dans cet au-delà où je serai bientôt…