Premier Chapitre
ABYSSUS ABYSSUM INVOCATPrologue
Entre deux tours…
France, Paris, le Palais Bourbon, Assemblée Nationale, 26 avril 2012.
Premier jour.
Les fumées de la ville montaient dans la nuit, elles étaient multiples et différentes, attirées par l’espace comme les hétérocères par la lumière. Il importait peu que le vide sidéral ait créé une aspiration pour les engloutir, ou que la gravité terrestre les ait affranchies. Qu’elles s’envolent et disparaissent à jamais le rendait heureux. Ah, s’il pouvait en être de même pour toutes les pollutions humaines !
Cyprien Villemagne marchait d’un cœur léger dans les rues de Paris. Longtemps, trop longtemps, il avait été seul dans l’hémicycle. Seul à braver les railleries des nuisibles, seul à faire entendre la voix des patriotes muselée par les suppôts de la juiverie. Seul à franchir l’escalier du palais Bourbon sous les quolibets des traîtres à la nation.
Il s’arrêta devant le kiosque à journaux et jubila, savourant l’instant : la presse unanime, plus que de s’inquiéter, paniquait.
Les journaleux, les homosexuels, les gauchistes et autres sidaïques avaient raison de paniquer. La vague blanche qui avait mis à terre le juif renverrait bientôt la chienlit dans les égouts de l'histoire. Le peuple était revenu à la raison, la France allait se purifier et chasser de son lit les inutiles et les pouilleux.
Les gros titres des journaux du soir ne parlaient que l’absence de Jérôme Mérigance , le président sortant, au deuxième tour de l’élection présidentielle. Le choc à droite était proportionnel à l’émotion suscitée par le score de la candidate du Front Patriotique, non seulement elle éliminait celui qui de toute façon allait être destitué, mais elle obtenait au premier tour le score incroyable de trente-deux pour cent des suffrages. Le candidat socialiste arrivait second en culminant à vingt et un pour cent, le score des autres candidats était anecdotique. Mérigance avec trois pour cent recevait un camouflet historique.
Maryse Leguen ne pouvait être battue que par une mobilisation de masse des forces démocrates, déjà les barons de la droite faisaient le siège du quartier général du Front Patriotique, tentant de sauver ce qui pouvait l’être. Les sénateurs et les députés libéraux se prostituaient pour conserver leurs mandats.
Celle qui était interdite d’antenne et dont les apparitions sur les ondes étaient réduites à la portion congrue, celle qui avait été diabolisée par les milieux intellectuels, avait toutes les chances d’être la prochaine présidente de la République Française.
Pendant vingt jours entre l’organisation du second tour des élections présidentielles et l’investiture officielle, les tractations aussi secrètes que contre nature allaient se dérouler dans l’ombre de la constitution. Pour continuer d’exister, les groupes de soutiens les plus divers promettraient la lune et des étoiles encore inconnues.
Les ennemis d’hier deviendraient les alliés les plus solides, les frères de toujours se poignarderaient au nom de l’intérêt supérieur de fonds inavoués. La justice et la police retrouveraient droit de cité alors que les cités se ghettoïseraient.
Et lui, lui, Cyprien Villemagne, il serait ministre de l’Intérieur. On le lui avait promis et il l’avait tellement mérité. Il laissait volontiers à d’autres le rôle de premier ministre et les portefeuilles de l’économie, de la justice ou des affaires étrangères.
En sa qualité de premier policier de France, il rétablirait l’ordre et le droit de l’État. Il y avait tant à faire, mais plus tard, après l’élection ! Pour l’heure, il convenait de fêter dignement cet incroyable succès.
Il venait de laisser son bureau exigu de l’Assemblée nationale, mais avant de quitter le palais Bourbon , il avait quand même pris le temps de se faire coiffer.
Situé au cœur du périmètre sacré, zone du palais réservée exclusivement aux députés et à deux pas de la buvette, le salon de coiffure permettait de se rendre présentable avant les entretiens télévisés ou avant une allocution importante.
Il avait fermé les yeux pendant que Gaston Barrot le coiffeur depuis plus de trente ans des retardataires de l’hémicycle, le shampouinait. Il y avait une mode parmi les parlementaires, c’était de dénigrer tout ce qui se trouvait à l’intérieur du palais. Ainsi les ténors de la phrase assassine préféraient le coiffeur de la rue de Bourgogne. La buvette du palais, pourtant parfaitement achalandée en vins rares, n’était tolérée que pendant les heures de jour. Dès la tombée de la nuit, les tribuns se précipitaient chez Françoise aux Invalides ou bien chez Passard rue de Varenne. Quitte à payer plus cher, la plupart choisissaient de sacrifier au mode de vie de l’Assemblée nationale plutôt que se satisfaire du nécessaire.
Cyprien n’était pas de ceux-là, de toute façon, il était l’exclu, l’infréquentable, le pestiféré. Combien de fois avait-il subi l’affront de voir une salle de restaurant se vider de ses clients parce qu’il venait de s’y asseoir ?
Vingt jours, plus que vingt jours, ensuite on ouvrirait le livre de comptes et certaines ardoises se paieraient sur-le-champ. Déjà, les regards avaient changé, ce matin le président de la délégation présidentielle, habituellement si hautain et sarcastique, lui avait lancé un salut presque amical.
Le plus surprenant avait été l’appel téléphonique de l’aboyeuse attitrée de Jérôme Mérigance, Nadine Médrano, qui l’avait félicité un peu avant l’annonce officielle des résultats du premier tour.
Après tout, mon cher Cyprien, nous ne sommes pas si différents !
Elle avait paru convaincue de cela et l’avait même convié au verre de l’amitié. Il avait poliment refusé, personne ne lui volerait sa fête.
Cette soirée, il se la réservait depuis plusieurs jours, il avait même pour l’occasion décliné l’invitation de Maryse Leguen. Tout pouvait attendre, il désirait célébrer la victoire à sa manière.
L’air était léger, la Seine entraînait avec elle un parfum de pommier, les lumières de Paris éclairaient la nuit, il traversa à pied le pont de la Concorde, parcourut la place et longea l’Automobile-Club. Il était presque arrivé à l’Hôtel Crillon, quand il la vit.
Il la suivit dans la rue Boissy d'Anglas, à distance discrète, il pouvait par instant apercevoir la soie de ses longues jambes ambrées. Elle traversa la ruelle calme en prenant soin de se cambrer au-delà de la décence.
La soirée ne faisait que commencer, le jeu se terminerait avec elle. Le portier de l’Obé, lui ouvrit la porte et elle s’engouffra dans le restaurant à l’ambiance suave et feutrée. Cyprien se présenta à son tour, avant d’entrer il jeta un œil sur l’obélisque, immuable qui se dressait fièrement pénétrant les cieux et déchirant la nuit comme une lame acérée.
Elle était assise à leur table habituelle, les jambes croisées si haut qu’il s’y perdit.
On découvrit au petit matin, écartelé par des menottes, le corps émasculé de Cyprien Villemagne dans une des chambres de l’Hôtel Sofitel Le Faubourg.