Premier Chapitre
GÉNÉRIQUECassandra
Ce jour-là, comme d’habitude, je me suis lavé les mains avant de remonter mon pantalon. Oui, vous savez, au petit coin. Eh bien, c’est peut-être ce qui a changé toute ma vie. Enfin, j’y crois dur comme fer. Et rien ne me fera changer d’avis à ce propos. Sans ce tragique événement, je ne me trouverais pas là aujourd’hui, à profiter de la vue magnifique entre mer et terre.
Je passe une main pour dégager tant bien que mal mon visage de mes cheveux qui virevoltent sauvagement au gré du vent. La décapotable roule nonchalamment le long de l’Estérel et de ses fameuses formations rocheuses rouges.
Nous revenons de Saint Tropez tranquillement par la côte où nous avons passé la journée à déambuler entre le port, ses yachts de luxe, ses peintres aux tableaux de mille couleurs et ses petites rues typiques d’un village du sud. En tout cas, c’est comme ça que je me les imaginais. J’ai même pris la pose pour la photographie sur la plage où Dieu créa la Femme Bardot.
Je ne peux pas le dire autrement, la vie est belle. Ma vie est belle, merveilleuse, parfaite ! J’espère que je n’en fais pas trop, me demandé-je dans une petite moue boudeuse et enfantine. Seulement voilà, comment il y a un an j’aurais pu imaginer tout ça ? Tout ça quoi, me direz-vous ?
Je vous propose de faire comme dans les films. On va rembobiner depuis le début. Projectionniste ! C’est parti ! *bruit de film qui repart en arrière*
SCENE 01
Cassandra
Once upon a time… dans un royaume far, far away… Enfin, dans une contrée très éloignée de la civilisation selon des critères tout à fait personnels. Je ne sais pas ce qui a pris mes parents de venir nous enterrer au fin fond du sud de la Haute-Marne. Si, je le sais, mais cela ne me console pas.
J’ai passé mes quinze premières années à Rouen. Tous les avantages d’une grande ville à taille humaine avec certes, certains de ses inconvénients aussi, il faut bien l’admettre. Et Paris, ma déesse Capitale, capitale à ma survie, et seulement à une minuscule petite heure de route. De quoi assurer la survie d’une Princesse Geekette. Non, les deux ne sont pas incompatibles. J’en suis la preuve vivante.
Mais quand mes géniteurs — je les avais réduits à cette seule fonction physiologique quand ils m’avaient annoncé la « grande nouvelle » — s’étaient réjouis de la mutation de mon paternel — ce qui allait nous rapprocher d’une branche de la famille bourguignonne —, je l’avais vécu comme une véritable apocalypse. Il ne me restait plus qu’à me suicider en sautant du trottoir. Plus haut, j’ai le vertige. Je m’étais réconfortée en me disant que Dijon, ce n’était pas encore la France du vide.
Seulement, c’était sans compter sur la perfidie de ce qui me servait de père et de mère. Ils avaient tenté de contourner mes défenses, même de les désactiver pour entrer dans mon esprit adolescent récalcitrant et rebelle à peu près à tout ce qui dans l’Univers pourrait se montrer en accord avec leur bon vouloir. Oui, une vraie adolescente en pleine crise existentielle.
Ils avaient sans doute imaginé en toute bonne foi parvenir à neutraliser toutes représailles possibles. Pour cela, ils avaient tenté d’infiltrer en toute discrétion la partie « Je me contrarie vraiment très profondément pour un rien. » pour la déconnecter.
Ce qu’ils considéraient comme leur génie intersidéral leur avait donc soufflé de ne pas révéler toute l’histoire en une seule fois. Non, non, non ! Cela aurait été trop simple et surtout trop risqué pour leur survie. Genre, on va découper la trame narrative en plusieurs épisodes qu’elle ait le temps de se remettre du premier avant le deuxième.
Deux semaines plus tard, leur mission d’infiltration paraissait à leurs yeux avoir porté ses fruits. Ils osaient même commencer à s’auto-frotter le bidon d’autosatisfaction devant leur franc succès. À peine plus d’une semaine de cris déchirant les Cieux, annonçant une fin du monde imminente, suivi d’un mutisme obstiné et d’œillades assassines. Rien de très impressionnant à leurs yeux d’experts en parentalité.
Et c’était vrai quelque part. J’avais commencé à sérieusement me faire à l’idée, sachant que la plupart de mes amis étaient virtuels — tel est le cercle d’influence d’une geekette digne de ce nom. J’allais perdre mes boutiques préférées, je ne pourrais plus me rendre aussi facilement aux salons geeks à Paris. Je m’étais persuadée qu’en fouinant judicieusement, je retrouverais sûrement des enseignes à peu près similaires prêtes à satisfaire mes besoins vitaux à Dijon — car pour moi, la Capitale bourguignonne, c’était de l’acquis.
Quant à mes deux tondus et trois poilus qui officiaient en tant qu’amis « réels » ? Le combo imparable des pouvoirs « réseaux sociaux », « Skype » et « téléphone et ordinateur portables », me permettrait d’obtenir une victoire totale sur le méga boss « Distance » en mode « Enfer ». Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Et la suite des événements se serait déroulée comme un long fleuve tranquille s’il n’avait échappé à la vue de mes quadras de parents équipés de verres progressifs LA salle ; celle de haute sécurité avec le fameux bouton rouge. LE bouton qui en un battement d’ailes de papillon peut mettre fin à l’existence de toute une civilisation.
Une seule explication à mes yeux pouvait expliquer cela, imperceptiblement excuser leur obscure et fatale erreur. Du temps de leur adolescence, cette pièce ne devait pas exister. C’est une innovation assez récente. Quand a-t-elle vu le jour ? Personne ne le sait, mais depuis, chaque parent qui en découvre le pouvoir destructeur veut se rendre à Lourdes implorer la venue d’un miracle pour survivre à son onde mortelle ; même les non-croyants ou de confessions différentes. C’est pour dire à quel point cette pièce et son bouton rouge les terrorisent.
Les adolescents de leur génération, je les imaginais tous gentils, juste un peu en rébellion, mais sous le joug de parents si autoritaires que s’ils se permettaient un jour par inadvertance ou inconscience — barrer la mention inutile — de frapper du poing sur la table, ils arguaient un faux mouvement et se confondaient en excuses avant de reprendre le repas en silence. Je suis peut-être trop tombée sur le « Pensionnat De Chavannes » quand je regardais la télévision le soir gamine avec mes parents.
Quoi qu’il en soit, avec moi, c’était une toute autre histoire. Je fais partie de la génération des enfants roi. Il ne faut pas les violenter ou les contrarier ces petites choses sensibles. Réglons tout par le dialogue, parlementons, expliquons, éduquons avec toute notre bienveillance possible. OK. Moi je suis d’accord, mais chez moi, c’était vraiment appliqué à l’extrême par mes crèmes de parents. Du coup, quand j’étais en pétard, je ne frappais pas « accidentellement » du bout du poing. Je te la retournais la table.
D’un autre côté, cela fonctionnait un peu ces conneries éducatives parce qu’ils se montraient toujours d’une telle gentillesse et d’une telle patience d’ange avec leur fille démoniaque qu’ils arrivaient toujours à me faire culpabiliser. Nom d’un schtroumpf en salopette de Mario . À la fin, c’était même moi qui ramassais la table, et qui me punissais toute seule dans ma chambre. Bon, où j’avais quand même mon ordinateur portable relié à la galaxie entière par la fibre. Pas complètement folle la guêpe.
Mais revenons-en à nos moutons « minecraftiens » que j’adore teindre en rose.
C’était une belle soirée d’automne à la base. Le ciel crachait tous ses poumons en raccord plus que parfait avec la myriade de personnes atteintes par les pandémies de rhino-pharyngite, d’angine et autres maladies inhérentes à la saison. Et pour parfaire le décorum, le vent faisait danser les dernières feuilles mordorées qu’il parvenait à arracher aux branches des arbres qui n’avaient pu résister à l’appel ancestral et immuable du sommeil hivernal.
La soupe chaude de potiron à la crème et agrémentée de gruyère râpé ravissait mes papilles affamées. Le midi au réfectoire du lycée, on avait eu droit à une paella. Je déteste le poisson, les coquillages et crustacés. Je ne parle pas du porc sauce aigre douce. Je déteste les mélanges sucrés-salés. Oui, oui. Vous la voyez de mieux en mieux se dessiner l’adolescente qui n’aimait rien ? L’affreuse petite fille pourrie gâtée déjà blasée par la vie alors qu’elle n’avait rien vécu, mais qui croyait tout savoir sur tout ? Je plaide coupable.
Entre deux cuillères goulues, je ne sais pas ce qu’il m’avait pris, sûrement encore une envie suicidaire. Me voilà partie à parler de Dijon et de notre futur emménagement.
— Bon, maintenant que je suis d’accord (Comme si la décision m’appartenait, vous noterez.), j’ai commencé des repérages sur internet. On n’est pas obligés d’habiter à Dijon même. Il semble y avoir de jolies petites bourgades, tout autour. On pourrait se trouver une petite maison sympa.
Échange de regards gênés entre mes parents. Oh, oh ! Pourquoi m’étais-je sentie obligée à presque l’insu de mon plein gré de composer frénétiquement le code secret à treize caractères — Oui, treize, j’aime le risque — d’ouverture de la serrure numérique de LA salle.
— Ma chérie… avait commencé ma mère en marchant sur des œufs.
Elle avait posé sa cuillère cérémonieusement, avait essuyé délicatement les commissures de sa bouche avant de reposer sa serviette sur ses genoux. Elle avait plongé son regard noisette au fond de mes prunelles bleues tirant sur le parme comme pour tenter de me jeter un sort d’apaisement. Par Filius Flitwick , que c’était flagrant. Elle avait même toussoté pour s’éclaircir la voix. Pensait-elle sincèrement qu’un timbre mélodieux rendrait la réalité plus acceptable ?
— Je crois qu’il y a un malentendu, avait-elle repris le plus posément possible.
— Pardon ?
Mon visage avait commencé à blêmir, s’était figé, mes lèvres restant bloquées sur le « -on » du seul mot que j’avais été capable de prononcer. Ma mère avait jeté un œil fébrile à son époux. Et ne m’avait pas échappé le coup de coude à son complice sous la table dans un appel au secours désespéré. Ouh là, là ! Je le sens mal !
— Écoute, Cassandra…
Note pour moi-même : ils ne m’appelaient JAMAIS par mon prénom complet sauf quand l’heure était vraiment grave. Je passerai au vol sur le sobriquet humiliant dont ils m’avaient affublée tout bébé. J’ai dû me battre longuement et avec une détermination farouche pour qu’ils cessent au moins de l’employer devant mes copains et copines.
Bon OK. J’ai bien remarqué vos regards insistants. Vers huit mois, j’avais assez de dents pour tenter une nouvelle expérience de la vie. Je ne sais absolument pas pourquoi. J’adorais faire claquer mes dents du bas contre celles du haut, dixit mes géniteurs. Cela m’avait valu le magnifique surnom de « Cass-tagnette ». Parce qu’en plus, dès qu’il y avait de la musique, je me mettais à le faire en rythme, un rythme précaire vu mon âge à l’époque, mais la bonne volonté y était. J’avais pu le constater à chaque anniversaire dont je me souviens puisque j’avais droit à la vidéo de mes exploits tous les ans, jusqu’à ce que j’emménage dans mon premier appartement.
— Pourquoi tu m’appelles « Cassandra », papa ? lui avais-je demandé en plein début d’attaque de panique. (Oui, il avait tenté dans un élan téméraire de reprendre le flambeau.)
— Castagnette…
— Oh non ! Putain, maman ! Je t’en prie, n’aggrave pas la situation.
Oups ! Gros mot ! C’était la limite que je m’étais interdit d’outrepasser. Mais j’avais un tel mauvais pressentiment que je n’avais plus aucun contrôle sur les mots qui franchissaient mes lèvres. Mon père m’avait lancé au même moment un regard désapprobateur.
— Cassandra ! Tu sais ce qu’on pense de la vulgarité ?
— Oui ! Pardon papa, m’étais-je aussitôt excusée le visage crispé de frustration tout en me donnant des petites claques sur les joues. Mais put… Purée, crachez le morceau ! J’en peux plus !
Dans un soupir de désespoir, sachant qu’elle ne pourrait pas éviter le cataclysme à venir, ma mère s’était résignée à me faire la grande révélation.
— Ma chérie, nous allons indéniablement nous rapprocher de la Bourgogne, mais…
— Mais quoi ? On va pas à Dijon ? Auxerre m’irait aussi, hein…
Ma mère avait plaqué le bout de ses doigts contre ses paupières closes. Elle avait l’air au bord de la dépression, face à un gouffre au fond duquel elle savait qu’elle allait finir bien malgré elle parce que je l’y aurais précipitée de mes propres mains. Oui, moi sa fille chérie et diabolique.
— Patrick, dis-lui toi. Je n’y arriverai jamais.
Oh ! Mon père allait-il faire la femme forte à défaut de l’homme lâche ? J’avais aussi déjà une très bonne image de l’homme pour l’époque, n’est-il pas ?
— Cass’. On ne va pas tourner autour du pot 10 000 ans, avait-il pris les choses en mains à ma grande surprise. On n’emménage pas en Bourgogne, mais en Champagne-Ardenne.
Ma bouche s’était entrouverte, restant pantelante le temps que mon cerveau gère les milliers d’informations qui l’avaient traversé en quelques secondes, et que j’en arrive toute seule à cette conclusion illusoire, mais si rassurante à cet instant-là à mes yeux.
— Ooooooh ! On va à Reims ? Bah, c’est pas si catastrophique que ça. Pourquoi tant de tergiversations ?
Une supputation immédiatement démentie par le « Rah, là, là ! » désespéré et le regard de chien battu que ma mère avait lancé dans le vide tout en se donnant une tape sur la joue du plat de la main. S’en était suivie sa soudaine et inattendue transformation en loup-garou. Elle s’était tournée vers mon père d’un air sombrement belliqueux.
— Putain, Patrick ! On va pas y passer la nuit !
La vache ! Ma mère qui jurait ? J’en avais eu les yeux quasi exorbités. Mais c’était si terrible que ça ? Et je leur faisais si peur que ça ?
— Ah non, Véronique ! Tu ne vas pas t’y mettre aussi !
— Il faut bien qu’on lui dise, et on sait déjà ce qu’il va se passer… dans les grandes lignes. On a assez attendu. Le déménagement est dans moins d’un mois maintenant. Elle a le droit de savoir.
— Mais bor… Zut, flûte, caca boudin ! m’étais-je rattrapée une fois de plus à temps. On déménage où à la fin ? En Patagonie ?
— À Langres…
Ma mère avait eu la témérité folle de lâcher la bombe atomique. Le temps que mon cerveau détermine si j’allais être capable de survivre à l’information, j’en étais restée statufiée, les bras ballants, la mâchoire inférieure suspendue dans le même vide intersidéral qu’allait devenir ma vie.
Bordel de merde ! On allait partir s’enterrer au « fameux » point du Nord-Est de la carte météorologique de France de TF1 où il fait quasi toujours le plus froid ? Un trou perdu où il y a sûrement plus de vaches que d’humains au mètre carré ? Cette micro ville où on avait passé quelques jours un été sur la route pour la Bourgogne et que mes parents avaient adorée « de par son riche passé historique » ?
Non, mais non ! Tout mais pas cette porte vers le néant au fin fond de la campagne champardennaise ! Tout ce dont je m’en souvenais, c’étaient mes nausées foudroyantes provoquées par les relents du fumier répandu généreusement par tous les agriculteurs alentour sur leurs champs. Le vent les portait sadiquement jusque sur la promenade des Remparts que nous découvrions ce jour-là. Je me voyais déjà mourir de déshydratation dans une ville puante où je ne cesserais de rendre le peu qui parviendrait à passer le barrage de mon gosier contracté par le dégoût.
— Castagnette ? s’était inquiétée ma mère devant ma pétrification prolongée.
Ta gueule, maman ! avais-je pensé le plus fort possible.
Dans un effort surhumain, de ma main droite, j’avais soutenu mon bras gauche tout en tendant l’index, et j’étais parvenue à appuyer sur LE bouton, le célèbre bouton rouge.
Dans un vague souvenir — tellement j’avais cherché par la suite à refouler l’une des expériences les plus traumatisantes de ma vie d’adolescente quasi à égalité avec la mort de l’acteur Robin Williams que j’adorais —, je me rappelle que des griffes en adamantium avaient commencé à sortir de mes mains. J’aurais aussi pu jurer que ma peau avait viré au vert et que mes habits avaient craqué cédant sous la pression de mon corps qui avait triplé de volume.
Ma vie était bel et bien foutue. Jamais je n’en trouverais le sens profond au milieu des vaches et du purin ! Quoi Diderot était né là-bas ? L’Encyclopédie ? Le Siècle des lumières ? Des lampes à huile oui ! Désolée, mais moi, j’en étais déjà aux éclairages LED, nom d’un chien ! Autant aller me jeter tout de suite dans le Grand Collisionneur d’Hadrons en Suisse ! Et là, j’avais explosé.
— Je ne peux pas être la fille d’êtres aussi cruels et pervers que vous ! avais-je éructé. Dites-moi que vous m’avez adoptée, que je ne porte pas en moi le moindre matériel génétique qui puisse venir de vous ! Si c’est le cas, je m’en fous ! Je vous renie ! Je trouverai un laboratoire qui fait dans la thérapie génique et m’offrirai en tant que cobaye humain pour qu’ils transmutent mon ADN ! Je vous déteste ! Je vous hais de toutes les particules de mon corps ! Par Hadès, je vous envoie aux enfers, mais ceux de Dante où vous subirez mille supplices pour m’avoir infligé pareille calamité ! Vous vous rendez compte ? Vous venez de ruiner toute ma vie, et toute perspective d’avenir possible !
Et sur cette malédiction, j’avais quitté la table violemment. Les derniers mots de ma mère que j’avais entendus ce soir-là dans mon dos avaient été :
— Cela aurait pu être pire, non ?
Pour toute réponse, elle avait obtenu un silence perplexe avant que la maison entière ne menace de s’écrouler alors que j’avais claqué ma porte de chambre de toute ma force d’hybride de Wolverine croisé avec Hulk.