Premier Chapitre
- Mais enfin, Abdel, tu ne peux pas me quitter comme ça ? Pas après tout ce qu'on a vécu toi et moi !Elle secoua son immense chevelure noire de façon presque grotesque. Un gros plan idiot sur ses yeux magnifiques nous montra qu'ils étaient désormais constellés de larmes. Abdel détourna son regard le visage fermé et la musique de fin d'épisode commença. Fumant cigarette sur cigarette, j'étais affalée sur mon canapé rouge en train de vider mon cerveau devant ce soap turc pour lequel je m'étais prise de passion sur Netflix depuis deux jours lorsque mon téléphone vibra. Sur Whatsapp, un message de Diane apparut : «Je suis enceinte !», suivi de deux pouces en l'air.
Je tirai nerveusement sur ma clope en fronçant les sourcils. Diane enceinte ? Quelle blague ! C'était un peu comme si on m'avait annoncé que l'Espagne renonçait à la corrida ou qu'Almodovar avait fait un film dans lequel il n'y avait ni trans ni crises de nerfs ! Non, Diane n'était pas comme ça, ce n'était pas une fille pour ça ! Cela devait être une blague, tout simplement. Elle avait sûrement trop bu, fait un pari avec des copains journalistes et moi, son amie urgentiste espagnole donc forcément un peu bornée et qui en plus manquait d'humour, et bien elle s'était dit que m'envoyer ça un lundi à 23 heures, ça me mettrait le doute et que peut-être j'y croirais.
En plus, c'est vrai que depuis toute petite, j'avais cette tendance à gober tout ce qu'on me disait. Ce qui ne collait pas forcément avec mon métier de médecin, d'ailleurs. Par exemple, quand un de mes frères m'avait expliqué lorsque j'avais 5 ans que le Père Noël était capable de rapetisser pour passer sous la porte de notre appartement encastré au onzième étage d'un immeuble en brique massif et laid, et bien je l'avais cru sans sourciller. Et j'avais même raconté l'histoire à toute l'école ! Mais ces histoires de Père Noël étaient finies depuis longtemps. Et Diane enceinte, c'était vraiment un scénario même pas envisageable y compris dans le soap que je venais de regarder ces dernières heures. Et pourtant, il y en avait eu des rebondissements : Abdel avait trompé Leïla. Avec sa meilleure amie d'abord, et puis maintenant avec sa mère. Oui, avec sa mère ! C'était pour ça que j'adorais ce genre de feuilletons plus débiles tu meurs. Parce que tout semblait toujours possible. Et d'ailleurs, c'était presque rassurant de voir ces autres personnes à qui le pire du pire arrivait et qui tenaient malgré tout le choc, épisode après épisode. Moi, la petite dernière élevée par un policía hyper gentil mais aussi hyper coincé, avec ma madre femme au foyer qui repassait ses uniformes tous les soirs et ajustait mes habits nerveusement devant l'école tous les matins, ça me changeait de voir ces familles riches s’emmêler, se disputer puis se réconcilier dans tous les sens. Et puis ça me correspondait aussi, car en grandissant, j'avais réussi à mettre de côté ma vie de petite fille sage pour devenir enfin rock and roll. Et bien sûr, comme toutes mes copines, et presque tous les jeunes Espagnols, malgré le boulot de mon père, à l'adolescence, j'avais testé un paquet de drogues, ingurgité des litres d'alcool, écouté du rock bien sombre et même bouffé un sacré nombre d'amphétamines durant mes études de médecine. Et alors ? Vous en doutiez ? Pourtant, vous pensez vraiment qu'on peut partir la nuit pour trouver un corps décomposé encore plus compliqué à rassembler qu'un Rubik's Cube et l'emporter dans un hélicoptère sans être un minimum jeté ? Mais Diane enceinte, alors ça, non ! D'ailleurs, si c'était vrai, elle me l'aurait sûrement dit dans ma langue, l'espagnol. Parce que d'accord, je baragouinais un peu de français, mais il ne fallait pas exagérer non plus ! La langue que nous parlions ensemble d'habitude, c'était le castillan. Et être enceinte, cela se dit «estoy embarazada». Alors je ne voyais pas pourquoi elle ne me l'aurait pas dit comme ça.
C'est pour toutes ces raisons que je décidai de ne rien répondre à part "Jaja", l'équivalent de ahah ou de lol en Espagne. Et après ça, je me replongeai dans un autre épisode de ma série, en croquant un, puis carrément douze carrés de chocolat. Mais c'est là que Diane insista. Elle me renvoya un SMS, en espagnol. Elle disait qu'elle était bien embarazada, qu'elle avait même fait deux échographies déjà, et qu'elle était super heureuse et qu'il ne fallait pas que je m'inquiète et imagine un scénario catastrophe - parce qu'évidemment, ramasser des corps à la petite cuillère vous donne parfois de drôle d'idées scénaristiques, dans lesquelles il y a toujours beaucoup de sang. Quelqu'un qui se serait fait écrasé par un ascenseur, par exemple, vous voyez l'image ?
Donc elle me disait que tout allait bien, de ne pas faire mon urgentiste à deux balles, qu'elle était déjà à 14 semaines et que tout roulait. Todo bien, todo bien, je crois bien qu'elle avait dû glisser cette expression au moins deux ou trois fois dans son message, et que c'était ça le bonheur, et que si je n'étais pas de garde ce soir, elle aurait bien aimé m'appeler là maintenant pour en parler.
Mais j'étais de garde et même si j'aurais très bien pu l'appeler quelques minutes pour la féliciter et prendre un peu son pouls de femme enceinte – après tout, j'étais libre tant que l'ambulance ne m'avait pas contactée sur mon portable de service – et bien malgré ça, j'étais tellement surprise que j'avais préféré mentir, ignorer son deuxième message, m'allumer une autre cigarette, et lui envoyer simplement un emoji en forme de cœur pour la féliciter suivi d'une ambulance. Comme ça, elle avait dû croire que je portais en ce moment même ma tenue de super héroïne moderne en train de me battre contre la mort ou de me battre pour la vie, je ne savais jamais dans quel sens le présenter.
Après ça, je m'étais remise en boule sur mon canapé. Sur mon Ipad, Netflix avait automatiquement lancé la suite des tourments d'Abdel et de Leïla mais je ne les écoutais plus. Je pensais à Diane, la journaliste. Celle qu'il y a encore cinq ans m'avait envoyé un message sur Messenger pour me dire qu'une bombe avait explosé dans le hall de son hôtel à Bagdad. Oui, une bombe. Plus tard, elle m'avait dit avoir frissonné en voyant sur le sol des bouts d'oreilles et de doigts. Des bouts de ces gens qui travaillaient à l'accueil et lui souriaient chaque fois qu'elle descendait accompagnée de gardes du corps s'acheter un Mars à la machine. Et c'était tellement impensable pour moi, une bombe dans cet hôtel transformé en bunker pour journalistes et diplomates, que je me rappelais que je n'avais pas réalisé ce qu'elle m'avait écrit. Je lui avais répondu un truc du genre : «Ah mince. Et bien ici il fait beau ! Todo bien. Pas de bombe à signaler» Non mais vous vous rendez-compte ? En plus il fait toujours beau à Valencia, la ville où j'habite depuis que je suis née, alors je ne sais vraiment pas pourquoi j'avais répondu quelque chose d'aussi idiot !
Mais paradoxalement, en repensant maintenant à tout ça, j'avais l'impression que la vraie bombe, c'était maintenant qu'elle venait d'exploser. Comme si ce texto qui me disait que mon amiga de siempre, celle que j'avais rencontrée durant son Erasmus il y a plus de quinze ans était enceinte, représentait un virage. Un virage que j'avais raté ou pas pris. Et je n'étais certainement pas la seule à voir les choses comme ça. Car l'arrivée d'un gosse, c'était complètement nouveau pour toute notre bande, las chicas de Valencia comme on s'était amusé à s'appeler. Oui, nous, les chicas de Valence, qui avions passé 10 mois ensemble presque nuit et jour à refaire le monde en espagnol avec beaucoup de fautes. Ou alors parfois en français et beaucoup de difficultés pour moi, alors que nous avions toutes 20 ans et des poussières. Les chicas de Valencia donc, nous avions toutes désormais dépassé les 35 ans et le tout sans enfant. Et nous en étions fières, c'était presque comme une revendication, une preuve de notre liberté et de notre épanouissement moderne. Alors bien sûr, il y avait Juliette, la grande sœur de Diane. Elle, c'était l'inverse, elle n'arrêtait pas de pondre des niños. Je crois même qu'elle en avait eu trois avant ses 33 ans ! Mais Juliette, ce n'était pas une vraie «chicas». Elle était juste venue plusieurs fois nous voir cette année-là, faire la fête avec nous, profiter de Valencia. Mais elle n'était pas là quand on s'était fait voler tous nos habits sur la plage et qu'on avait dû rentrer en maillot de bain et pleines de sable dans l'appartement de Diane justement. Et elle n'avait pas vécu un dixième de toutes nos aventures, nos soirées, nos fous rires. Et puis Diane, qui avait toujours été la plus rebelle d'entre nous, avait toujours été si fière de ne pas être comme sa sœur. Elle enchaînait les garçons, les soirées, les expériences limites. Et ça ne s'était pas arrangé avec l'âge : journaliste, elle était devenue celle toujours prête à partir encore plus loin en mission et si possible dans des zones dangereuses pour frôler la mort. Et puis, dans sa vie, elle avait toujours eu cette fâcheuse tendance à toujours zapper : changer de coloc, changer de mec, bouger dans une autre ville, s'inventer un nouveau look, succomber à une mode, repartir encore sur Paris, même si elle trouvait que cette ville était grise à en pleurer. Diane, c'était ça d'habitude !
Alors c'est vrai que depuis un an et quelque, tout était différent. Diane s'était installée en Italie, à Milan, pour bosser en tant que correspondante à l'étranger. Et elle avait très vite épousé cet Italien, Mattia. Et peut-être d'ailleurs que c'était ça qui l'avait fait déconner ? Qu'en fait l'Italie était pire que l'Espagne et que cette puta d’Église, ajoutée à cette obsession des Italiens pour la familia et la madre, et bien peut-être que tout ça avait fini par la rattraper ? Moi j'avais toujours haï l’Église, tout comme les uniformes rêches qu'on m'avait forcée à porter enfant à l'école, et les innombrables prières que je devais faire pour un Dieu qui ne m'avait pas donné grand chose à la naissance. Je veux dire : mes parents étaient très gentils mais ils étaient aussi tellement ennuyeux. Mes trois frères - et déjà pourquoi n'avais-je que des frères et pas la moindre sœur ?- étaient plus âgés que moi et ne faisaient jamais rien avec moi. Très vite, ils s'étaient tous lancés dans des vies à mourir d'ennui avec des boulots d'administratifs à la con et des femmes plus sottes les unes que les autres.
Et mon physique, parlons-en ! Même si mon père était très beau, avec sa peau mâte, ses cheveux très noirs qu'il noyait de gomina, son regard franc et son grand sourire, j'avais bien évidemment été la seule à hériter du côté bouboule de ma mère. Les traits de mon visage étaient légèrement porcins, mon corps avait tendance à cumuler les bourrelets et mes cheveux étaient depuis toujours châtains un peu terne tendance gras ou plutôt avec tendance à regraisser vite, comme ils disent dans la pub, alors que c'est faux. J'avais juste les cheveux gras, point barre !
Avec tout ça, je n'avais jamais eu le choix. Soit j'étais un détail de plus sur une tapisserie, soit il fallait que je me fasse remarquer. Et j'avais pris cette option-là. Je parlais fort, plus fort que les autres Espagnols. Après avoir été gothique au lycée, avec les cheveux à moitié bleus et des collants troués bien sûr, désormais, j'avais repris ma couleur de cheveux mais je m'habillais de toutes les couleurs. Parce que je voulais qu'on me remarque. Et que l'on ne passe pas à côté de mon intelligence, aussi. Car oui, pour ça, j'aurais peut-être pu remercier Dios. Le remercier pour l'esprit et la mémoire qu'il m'avait donnés. Et qui m'avait permis de devenir urgentiste, une fierté pour mon père et pour toute la famille. Mais faire des enfants, alors ça, jamais je n'y avais encore pensé ! A 38 ans, mon savoir médical me disait bien qu'il fallait peut-être essayer parce que je vieillissais et que j'étais forcément moins fertile. Plus j'allais attendre, et plus j'allais finir par avoir un gosse handicapé. Ça, c'était ce que j'avais appris dans les livres ! Mais de toute façon, avec qui je l'aurais fait ce niño ? Mon caractère bouillonnant faisait que je m'ennuyais vite avec tous les mecs. Et le pire était que ce zapping me satisfaisait. Ma vie sexuelle et amoureuse était désormais réduite à mon appli Tinder. Et c'était suffisant, même si parfois, je redoutais d'avoir fait le tour de Valencia tellement j'avais plus ou moins testé tous les hommes prêts à simplement baiser avec moi pendant une ou plusieurs soirées.
Et Diane elle, auparavant encore plus libre que moi, que lui arrivait-il ? Elle qui avait déjà fait la folie de se marier, n'était-elle pas en train de mettre le doigt dans un engrenage qui allait l'aliéner ? C'était ça que je me demandais recroquevillée sous mon plaid rose fluo, alors qu'il faisait pourtant 28 degrés dans mon salon en septembre. Mais j'avais d'un coup tellement froid... Il fallait que je parle de tout ça avec Mélodie, une des autres chicas. Et aussi avec Jen d'ailleurs. J'attrapai mon téléphone et leur envoyai un message sur Whatsapp.
- Chicas, est-ce vous avez eu Diane ? Est-ce qu'on peut s'appeler ?
Mais elles ne lurent pas mon message ce soir-là. Alors je recommençai à regarder Netflix sans vraiment comprendre ce qu'il se passait. En un message Whatsapp, j'avais cette conviction étrange et absurde d'avoir basculé du statut de femme libre et heureuse à celui de femme seule et désespérée.