Premier Chapitre
J-142Quelle heure est-il ?
J’attrape dans un réflexe mon téléphone portable posé sur ma table de nuit. Je renverse au passage ce livre abandonné là depuis des semaines, dont je n’ai pas lu une page et qui prend la poussière. L’atroce lumière bleue s’échappant de l’écran brûle mes rétines toujours endormies. Je suis terrifié par le nombre de messages qui m’attendent déjà. Mais suis encore plus effrayé quand je réalise que je n’ai pas entendu mon réveil sonner. Je saute de mon lit paniqué. Cela ne m’était jamais arrivé, mais bien sûr, il fallait que cela tombe aujourd’hui. Sûrement la journée la plus importante depuis mon installation à San Francisco deux ans auparavant, date à laquelle je démarrais ma jeune carrière chez Snøhetta.
Deux années pendant lesquelles je n’ai cessé de trimer pour prouver ma valeur, et me faire une place dans cette ville où la compétition est rude pour espérer intégrer un cabinet du renom de Snøhetta. Plusieurs fois je me suis demandé ce que je foutais là. Je pensais avoir fait le plus dur en décrochant un diplôme dans l’une des plus grandes écoles d’architecture françaises, à la renommée internationale. Je n’ai d’ailleurs eu aucune difficulté à trouver ce poste sur la côte californienne qui me faisait tant rêver. J’ai très vite déchanté.
Mais ce matin, ce n’est plus le moment d’avoir des regrets. Je suis déjà en retard pour notre grande répétition. La dernière avant notre présentation finale devant Anthem. Nous sommes dans les ultimes instants de l’appel d’offres lancé il y a de ça huit mois, pour la construction de leurs nouveaux locaux à Palo Alto. Nous ne sommes plus que deux enseignes en lice pour décrocher ce contrat privé, peut-être le plus gros du marché. Je me suis investi sur ce dossier comme jamais. Je ne peux plus reculer et n’envisage pas d’échouer. J’ai tant sacrifié pour mon travail. Empocher le projet me permettrait d’asseoir ma position dans la prestigieuse société et d’y construire ainsi mon avenir sereinement. Je rêve d’un rythme de vie plus humain me permettant de jouir enfin de San Francisco et de sa baie, que je n’ai pu que trop peu explorer jusqu’à présent. À quoi bon travailler comme un dératé si je n’ai pas une minute à moi pour en profiter ? Mais aujourd’hui, je vais tout faire pour mettre un terme à cette âpre période de ma vie.
Ne t’enflamme pas, Max. Rien n’est fait. Je me glisse dans ma microscopique douche où il est difficile de se retourner, et essaye de me calmer sous un réconfortant filet d’eau tiède. Je ferme les yeux, me concentre sur ma respiration et tente de faire le vide. Petit à petit, mes jambes jusqu’ici fébriles arrêtent enfin de trembler sous mon poids. Pendant quelques secondes, je parviens à ne penser à rien. Je me sens bien. Puis mon ballon d’eau chaude me joue un mauvais tour, et m’extirpe de mon cocon pour me plonger à nouveau dans ma glaçante réalité.
Comment en suis-je arrivé là ? Je suis exténué et sens le stress me ronger petit à petit de l’intérieur. Je ne pourrai encore tenir ce rythme bien longtemps sans me détruire la santé une bonne fois pour toutes. Et si nous ne parvenons pas à décrocher un accord cet après-midi, quelle sera ma porte de sortie ? Devrais-je repartir à zéro et retourner vivre en France chez ma Tante ? Je me force à garder la tête sous l’eau gelée quelques instants pour effacer de mon esprit ces noires pensées.
Je prends à peine le temps de me sécher avant d’enfiler un pantalon et une chemise repassée la veille à la hâte tant j’étais pressé d’aller me coucher. Cette dernière me colle à la peau encore mouillée. Tant pis, j’entends déjà mon téléphone vibrer sur la table de nuit où je l’ai laissé. Je l’attrape sans prendre le temps de lire mes dizaines de nouveaux messages et me contente de chercher une paire de chaussettes propres. Dans la manœuvre, je me cogne les orteils à ma planche de skate qui traîne sous mon lit à force de ne plus être utilisée. Ça fait un mal de chien. Cette journée ne commence pas bien. Aurai-je droit à la loi des séries ? Jusqu’où ma poisse va-t-elle aller ?
Au moins, la météo est avec moi ce matin. Je décide de profiter de ce premier mai estival pour enfourcher mon vélo et tenter ainsi de gagner quelques minutes sur mon temps de trajet habituel. Quand je pense avoir cru bien faire en m’installant dans le quartier d’Outer Mission à mon arrivée. J’ai été bien naïf d’imaginer que Mission District se trouvait juste à côté. C’était mal connaître l’urbanisme américain, caractérisé par des rues sans fin et un étalement impressionnant. Et encore, je suis chanceux d’habiter Rome Street et d’être proche d’un arrêt du BART, la ligne de trains express de la baie de San Francisco. Cela me permet d’atteindre mes bureaux assez facilement quand le temps me décourage de pédaler près de quinze kilomètres aller et retour, sans compter le dénivelé.
Mais aujourd’hui, je me sens bien. Mon retard actuel me fait pousser des ailes. Motivé comme jamais, je remonte Caguya Avenue à toute vitesse. Un léger vent dans mon dos m’aide à avancer sans trop d’effort. Ma chemise et mes cheveux sèchent petit à petit. J’espère secrètement ne pas me mettre à suer à grosses gouttes dès lors que je m’arrêterai de pédaler. Un problème à la fois. Pour l’instant, je me concentre pour ne pas mourir renversé alors que je tente un virage osé en quittant Alemany Boulevard pour rejoindre San José Avenue. C’est ensuite parti pour une longue ligne droite jusqu’à Mission Street.
Une longue ligne droite pendant laquelle je me surprends toujours à penser, et finir par douter. Peut-être est-ce, car je me retrouve à cavaler au bord d’une avenue de la taille d’une autoroute française que je me demande si je suis à ma bonne place. Où peut-être, est-ce parce que je pars travailler un matin de premier mai que soudainement me prend l’envie de tout plaquer et de plier bagage, direction Paris chez ma Tante où j’ai grandi.
Après tout, je suis né à San Francisco, mais ne me souviens d’aucun moment de vie passé ici. J’étais trop jeune lorsque mes parents sont décédés dans un accident et que ma Tante est venue me chercher. Toute mon enfance, je l’ai vécue à ses côtés. J’ai souhaité renouer avec mes racines en démarrant ma carrière de jeune architecte à l’autre bout de l’Atlantique, mais qu’espérais-je y trouver ? Je n’ai personne ici. Mes parents eux-mêmes étaient expatriés depuis peu avant qu’ils ne disparaissent, me laissant derrière eux. Aucun de leurs proches, s’ils en avaient, n’a cherché à prendre contact avec moi depuis mon arrivée. Je suis seul depuis deux ans, et passe la plus grande partie de mon temps libre réduit à boire des verres avec mes collègues, alors que nous nous fréquentons déjà bien assez toute la journée. Les week-ends, je suis trop exténué pour sortir et faire des rencontres. Je les passe à dormir, espérant ainsi suffisamment recharger mes batteries pour avoir la force de recommencer une nouvelle semaine, puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que je finisse par craquer. En somme, je me tue à construire pour les autres au détriment de ma vie, laissée en chantier.
Ma lassitude est telle que même mes passions, je les ai mises de côté. Je ne me souviens plus de la dernière fois où je suis allé au cinéma. Encore moins du dernier après-midi passé à me balader à skate dans la ville. Je ne parle pas d’en faire avec autant d’ardeur qu’au bon vieux temps où j’arpentais des centaines de rues à la recherche d’un espace intéressant à exploiter. À l’époque, je n’avais pas peur de mordre la poussière plusieurs fois avant de réussir une figure particulière. Mais aujourd’hui, ma vie a changé. Je serais déjà fort heureux d’avoir un peu de temps pour simplement de rouler et me promener. Ne prendre aucun risque, juste me laisser glisser sur le bitume au gré des allées. Même cela, je n’en ai ni la force ni l’envie. Je parviens à chaque fois à me trouver une excuse pour ne pas déterrer ma planche de son trou. Cela me paraît toujours compliqué, trop compliqué. Alors qu’il y a quinze ans, c’est bien pour la liberté qu’offre cette discipline que je m’y suis lancé corps et âme. Pas besoin d’attendre son tour sur des terrains bondés, pas besoin de réserver un créneau sur des courts hors de prix, pas besoin de coéquipier pour faire une virée. Une simple planche de skate et une bonne dose de créativité suffisent pour transformer la ville en un immense terrain de jeu. Si la technique de la discipline s’avère extrêmement difficile, sa pratique est d’une grande simplicité. La motivation est la clé.
Et cette motivation, je l’ai perdue alors que je me trouve à San Francisco, un lieu mythique pour n’importe quel passionné de skateboard. Ses downhills ont la part belle dans les vidéos les plus connues dédiées à ce sport. Plus jeune, je bavais devant avec Gaby, mon plus fidèle acolyte de la planche à roulettes. C’est avec lui que je m’y suis mis. Je ne compte plus les années passées à ses côtés à arpenter les rues de Paris à la recherche de nouveaux obstacles à exploiter : escaliers, trottoirs, bancs, barrières, poubelles, statues, fontaines… Tout mobilier urbain a son potentiel, il suffit de s’y intéresser de près et de trouver le bon angle à prendre.
Ce que je ne parviens pas à faire au moment de rejoindre Mission Street. Je suis à nouveau grassement klaxonné. Mais l’heure tourne, je dois me grouiller et arrêter de rêvasser. Je remonte la rue jusqu’au croisement avec Powers Avenue, où sont situés les bureaux de Snøhetta. J’attache à la hâte mon vélo à un arbre face à l’immeuble victorien typique de San Francisco dans lequel la société est installée. Mon téléphone ne cesse de vibrer dans la poche de mon pantalon. Je sens les premières gouttes de sueur perler sur mon front et mes aisselles. Je ne dois pas m’arrêter de bouger, sinon je vais finir en nage avant même d’atteindre la salle de réunion. J’entre dans le bâtiment à la hâte, et ne prends toujours pas le temps de regarder mon portable. J’imagine très bien le genre de messages qui m’attend, pas la peine de perdre encore de précieuses secondes.
Trop pressé pour attendre l’ascenseur, je monte quatre à quatre les escaliers jusqu’au troisième étage où doivent pester mes collègues. Je me prépare psychologiquement au raz-de-marée de reproches de leur part. Dois-je faire comme si de rien était ? Vu mon état, ça ne marcherait pas. Je finis par décider d’attraper le taureau par les cornes dès mon entrée. Je déboule dans la salle de réunion et mens sans vergogne.
— Désolé, mon dérailleur m’a lâché au milieu du trajet. Qu’ai-je raté ?
Personne ne daigne me répondre, trop concentré par leurs écrans de téléphone. Que s’est-il passé ? J’imagine le pire. Anthem vient sûrement de choisir nos concurrents avant même notre présentation. J’attrape enfin mon portable pour comprendre. Mais il m’échappe des mains alors qu’Adam me bouscule violemment sans raison.
— Fais attention !
Mais ce dernier a déjà disparu derrière la porte menant aux escaliers de secours. Je veux me baisser pour récupérer mon bien, mais mon téléphone est piétiné par le reste de l’assemblée, pris d’un mouvement de panique. Je suis à nouveau poussé et ballotté afin de libérer le passage. Si bien que je finis propulsé contre le mur derrière moi dans un bruit sourd. Je suis sonné. Au point d’avoir une extrême difficulté à me relever. Comme si tout autour de moi se mettait à tourner. Je me passe la main à l’arrière du crâne, inquiet, et persuadé m’être mis à saigner suite à la violence de l’impact. Mais je ne brasse que de la sueur chaude et salée.
— Max ! Viens te mettre à l’abri, vite !
Complètement désorienté, je ne comprends pas d’où provient cet appel m’étant destiné. Il n’y a plus personne dans la salle de réunion. Et pourtant, j’entends de nouveau un cri.
— Max, bouge bordel, ce n’est pas le moment de traîner !
Je réalise enfin qu’il s’agit de Thomas, recroquevillé sous la table de réunion. Tous les documents qui y étaient éparpillés tombent de part et d’autre. Notre maquette, fruit de nombreuses nuits passées à travailler, s’effondre sous l’effet d’étranges vibrations. Je ne comprends pas ce qu’il se passe, suis-je train de rêver ?
— Qu’est-ce que tu fous là-dessous ? Qu’est-ce qui vous prend à tous ? Vous êtes fous !
— Dépêche-toi, nous n’avons que quelques secondes pour nous mettre en sécurité.
— En sécurité de quoi ?
En guise de réponse, mon téléphone, dans un sale état, se met à vibrer. J’avance à quatre pattes pour le récupérer. Son écran est brisé. Je peux tout de même déchiffrer mes dernières notifications, provenant toutes d’une application inconnue. Ou bien que je n’utilise que très peu. Son nom me dit pourtant quelque chose : ShakeAlert. Pourquoi ai-je ça déjà ?
Mon portable frémit à nouveau dans ma main. Ou est-ce mon corps tout entier qui se met à vibrer ? Cela me revient enfin. ShakeAlert, je me souviens l’avoir téléchargée lors de la dernière journée de prévention aux risques sismiques que Snøhetta a organisée. Elle était censée nous alerter de l’imminence d’un tremblement de terre, quelques secondes avant les premières secousses. Cela signifie donc que…
Un lourd grondement envahit l’espace. Seules les sirènes et les alarmes qui se mettent à retentir partout autour de nous couvrent ce son rauque et terrifiant. Je me sens comme avalé par un monstre trop grand pour être distingué. J’essaye comme je peux de ramper vers l’abri précaire de Thomas. Les chaises tombent les unes après les autres et se déplacent toutes seules dans la pièce. Je lutte moi-même comme un diable pour ne pas perdre l’entière maîtrise de mon corps. J’attrape à peine un des pieds de la table lorsque le plafonnier vient s’écraser sur cette dernière, désintégrant une bonne fois pour toutes le prototype m’ayant obnubilé nuits et jours. Ça a le don de me pétrifier. Je sens le verre brisé sur mes jambes toujours exposées. Tout l’immeuble va s’effondrer. Je ne vais pas m’en sortir. Nous allons mourir ici. Je ferme les yeux, bloque ma respiration sans véritable raison, et me laisse emporter dans le noir.