Premier Chapitre
– Prologue –Juin 2017
Aurélie grimpa aussi vite qu’elle le put les marches des trois étages de l’immeuble par l’escalier de service menant jusqu’au toit. Il fallait qu’elle arrive à temps, elle n’avait pas le choix. Elle ne pourrait jamais se le pardonner si cette gamine allait jusqu’au bout de son geste. Si au moins elle avait pu compter sur du renfort, mais non, personne n’avait pris ses inquiétudes au sérieux. Les uns prétendaient qu’elle se faisait des idées, les autres que ce n’était pas du tout dans le caractère de cette élève de commettre un tel acte, et d’ailleurs… quelles raisons la pousseraient à le faire ? Autant crier dans le désert, les alertes d’Aurélie n’avaient servi à rien ! Et à présent, elle se retrouvait seule pour tenter ce sauvetage de la dernière chance. Le destin de cette lycéenne reposait désormais exclusivement sur ses épaules. Quelle responsabilité ! Si jamais elle échouait…
La jeune infirmière scolaire secoua la tête avec énergie pour chasser les images funestes qui traversaient son esprit. Elle devait se concentrer sur un unique objectif : rejoindre Léna.
À bout de souffle, elle atteignit le palier intermédiaire, pestant contre son manque cruel d’endurance qui la freinait dans cette ascension qui avait tout, en cet instant, de celle de l’Everest. Aurélie prit une grande inspiration avant de se forcer à avaler quatre à quatre les marches restantes. Elle arriva, le visage rougi par l’effort et le corps plié en deux, devant la porte vitrée qui donnait accès à la terrasse aménagée sur le toit du bâtiment. Elle expira bruyamment et releva lentement la tête, ses yeux semblant fixer un point invisible au loin. Soudain, ses traits se figèrent d’effroi et la panique la submergea.
Ne saute pas, Léna. Je t’en supplie, ne saute pas…
– 1 –
Dans ce large couloir dont les murs couleur coquille d’œuf étaient recouverts de tags tous plus hideux les uns que les autres, Agathe n’entendait plus guère que le martèlement de ses talons sur le carrelage fissuré par endroit. Ce lycée n’avait décemment rien à voir avec le collège lyonnais, moderne et lumineux, dans lequel elle avait travaillé pendant les trois dernières années, et encore moins avec le centre médico-psychologique pour enfants et adolescents où elle avait officié avant son changement de carrière. Non, le centre était un lieu accueillant, chaleureux dont toute l’architecture et la configuration avaient été pensées pour le bien-être des jeunes patients. Ici, dans les couloirs du lycée François Ravaillac , tout était sombre, dégradé et transpirait la tristesse. Quelle idée saugrenue aussi de donner le nom d’un régicide, certes maître d’école, à un établissement d’enseignement secondaire ! Et ledit Ravaillac n’était même pas un Grenoblois !
Agathe jeta un coup d’œil à sa montre : 9 h 28. Elle avait rendez-vous à 9 h 30 avec Monsieur Dalembert, le directeur du lycée. Elle avait tellement tourné en rond, se perdant dans les méandres des nombreux couloirs du bâtiment, qu’elle était quasiment certaine d’arriver en retard à cette entrevue, ce qui serait du plus mauvais effet pour une future prise de poste. Elle poursuivit néanmoins son avancée, essayant de se convaincre que ses pas allaient bien la mener quelque part. C’est alors qu’arrivée à hauteur d’une porte de service qui avait tout l’air d’un placard destiné aux produits d’entretien, elle entendit une sorte de gémissement. Ses sens en éveil, elle marqua brutalement l’arrêt, inquiète à l’idée que quelqu’un, à l’intérieur de ce local, puisse être potentiellement souffrant. Déformation professionnelle. Infirmière depuis quinze ans, elle était rompue à ce genre d’analyse : repérer le moindre signe de douleur, de malaise d’un patient. Ce n’est que lorsqu’elle distingua un autre gémissement plus grave qu’elle comprit que les deux personnes qui se trouvaient derrière la porte étaient davantage en train de se faire du bien que du mal. À cette pensée, Agathe sentit le feu lui monter des joues jusqu’à la racine des cheveux, ce qui n’était pas bien difficile à constater étant donné sa peau d’albâtre. C’était l’apanage de beaucoup de rouquines : ses rougissements passaient rarement inaperçus.
Elle eut une brève hésitation. Se connaissant, elle n’allait jamais pouvoir trouver son chemin jusqu’au bureau de Monsieur Dalembert, il lui fallait donc absolument demander de l’aide à quelqu’un. Mais se résoudrait-elle à frapper à la porte de ce placard et déranger ces deux personnes, quelles qu’elles soient, en pleins ébats amoureux, seulement pour s’enquérir de la direction à prendre pour rejoindre le lieu de travail du proviseur ? Agathe poussa un soupir en dodelinant de la tête. Jamais de la vie, la situation l’embarrasserait beaucoup trop. Elle s’apprêtait à continuer ses recherches lorsqu’elle entendit glousser dans le local et vit, avec horreur, la poignée de la porte s’abaisser. Elle eut à peine le temps de réagir et se retrouva face à face avec une jeune femme en tailleur, légèrement débraillée et un garçon en jean et baskets à la mine hilare. Se rendant compte de la présence d’Agathe dont le visage prenait au gré des secondes des nuances de rouge de plus en plus alarmantes, l’amant de l’inconnue partit dans un fou rire et mit une tape sur les fesses de sa partenaire de jeux avant de prendre congé.
— Allez, à plus Justine ! lança-t-il.
Ladite Justine resta pétrifiée sur place, les yeux fixés sur Agathe. Cette dernière essaya de reprendre contenance et s’éclaircit la voix.
— Bonjour, Agathe Jugnon. Vous serait-il possible de m’indiquer le bureau de Georges Dalembert, s’il vous plaît ?
Elle avait prononcé sa phrase d’une traite, s’efforçant de cacher son trouble à la jeune femme.
— Oh mince… vous êtes la nouvelle infirmière scolaire, c’est ça ?
Agathe opina du chef.
— S’il vous plaît, ne lui dites rien de… de ce qui vient de se passer. Ce n’est pas du tout ce que vous pensez, je…
— Je ne pense rien Mademoiselle… euh ?
— Colbert. Justine Colbert, je suis la conseillère principale d’éducation, ici, à Ravaillac.
Agathe ouvrit des yeux ronds. Une CPE qui fricotait avec un élève, mais où était-elle tombée ?!
— Loin de moi l’idée de vous faire la morale, mais n’est-ce pas interdit d’avoir une relation intime avec… un élève ? demanda-t-elle d’un air pincé.
Justine Colbert la regarda, stupéfaite, avant d’éclater de rire.
— Mais enfin, David n’est pas un élève, il est pion… enfin surveillant, se reprit-elle.
La réponse de la jeune femme, bien que déstabilisante, parut satisfaire Agathe. Au moins, ce jeune homme était-il majeur. Elle consulta sa montre : 9 h 34. Voilà, elle était définitivement et irrémédiablement en retard.
— Oui, d’accord, vous faites bien ce que vous voulez après tout. Donc, le bureau de Monsieur Dalembert ?
La jeune conseillère lui fit comprendre qu’elle ne se trouvait pas au bon étage et résolument pas dans le bon bâtiment, les services administratifs se trouvant tout de suite à gauche après le portail du lycée. Que de temps perdu pour rien !
***
Croisant et décroisant nerveusement les jambes, Agathe, assise sur l’un des fauteuils en plastique de l’accueil, attendait patiemment que Monsieur Dalembert ait fini son entretien téléphonique et que la réceptionniste lui donne le feu vert pour entrer dans son bureau.
Il n’a pas intérêt à me faire remarquer mon retard. On n’a pas idée de laisser les gens poireauter de cette façon… pesta-t-elle intérieurement.
Enfin, on lui signifia que le proviseur était prêt à la recevoir. Agathe jeta un coup d’œil furtif à la pendule murale : 10 h 05. Mieux valait tard que jamais. Elle se leva et parcourut la courte distance qui la séparait du bureau en à peine quelques secondes. Elle détestait les entretiens de ce type, elle avait toujours été mal à l’aise quand il fallait « se vendre » à un potentiel employeur. Bien sûr, cette fois, les choses étaient différentes, sa demande de mutation l’avait amenée dans ce lycée, il ne s’agissait donc pas de convaincre qui que ce soit, son embauche était ferme, mais pour Agathe, c’était tout de même une étape désagréable. Elle frappa trois coups à la porte affichant un petit écriteau mentionnant le nom et la fonction de son interlocuteur et pénétra dans le bureau lorsqu’on l’y invita.
Pour Agathe, grande maniaque du rangement devant l’éternel, la vue de cet espace encombré, jonché de dossiers du sol au plafond, et poussiéreux, faillit lui provoquer une attaque. Derrière le plan de travail en bois, se tenait debout et l’air sérieux un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux gras et grisonnants et au ventre bedonnant.
— Dois-je vous nommer Mac Tavish ou Jugnon, chère madame ?
Quelle délicate attention de la part de ce bonhomme malgracieux de lui rappeler son statut de femme presque divorcée…
— Jugnon, répondit Agathe. Le divorce n’a pas encore été prononcé, dit-elle en se postant de l’autre côté du bureau, ignorant royalement la main tendue de Dalembert qui venait de la passer dans ses cheveux d’une propreté douteuse.
Le proviseur laissa retomber son bras, essuyant au passage sa main sur sa veste de costume prête à exploser. Il lui proposa de libérer une des chaises qui croulait sous les dossiers pour s’asseoir. Après un bref coup d’œil à la pile, elle déclina, prétextant vouloir rester debout.
— C’est vous qui voyez, Madame Jugnon, dit Dalembert en s’affalant sur son fauteuil qui émit une sorte de gémissement plaintif en réceptionnant son utilisateur. Bien, c’est donc votre premier poste en lycée, c’est bien ça ?
— C’est exact. Je suis infirmière scolaire depuis trois ans, mais je n’ai exercé qu’en collège.
— Avant cela, vous aviez travaillé en service psychiatrique hospitalier… poursuivit Dalembert.
— Oui, pendant sept années, dont trois en psychiatrie infantile.
— Et pourquoi avoir demandé votre mutation, si ce n’est pas indiscret ?
Si, c’est indiscret…
— Choix personnel.
Dalembert jeta un regard par en-dessous à Agathe.
— Hum… bien. Vous avez des questions ?
— Puisque vous me le demandez… J’ai cru comprendre que la personne qui m’a précédée est partie précipitamment et…
— Choix personnel, la coupa le proviseur d’un air goguenard.