Premier Chapitre
PROLOGUELa porte s'ouvre. Elle n'est jamais verrouillée. Un souffle près de mon visage. Un chuchotement s'insinue dans le silence de ce matin glacial. Je me lève précipitamment le corps encore ensommeillé. Je me suis préparée à cette éventualité. Je savais que cela pouvait arriver, mais au fil du temps cette possibilité s'est effacée. Je jette un dernier regard sur mon refuge. Je m'échappe aux souvenirs. Je m'engouffre dans un couloir inconnu. Il a la résonance d'une caverne. Une voix devant moi me guide. Une porte se matérialise. Des marches de pierre descendent dans les ténèbres. J'entends des murmures, des cliquetis. Je me retourne. La porte se referme. Des pas s'éloignent. La peur me submerge soudain et glace mon sang. J'ai la tête qui bourdonne. Elle résonne d'acouphènes incessants.
PREMIER CHAPITRE
Février 2008
Une nouvelle nuit venait de s’achever.
Elle le quittait dès les premières lueurs de l’aube. Il y était habitué. Il n’avait pas le choix, il acceptait malgré l’envie douloureuse de rester plongé dans le sommeil pour rester à ses côtés. Pourquoi venait-elle hanter ses nuits ? Il feignait de ne pas comprendre. En fait, il se mentait à lui-même. Il savait que derrière ses apparitions nocturnes, se cachaient les cendres de sa vie.
Il se redressa lentement, s’appuya sur un coude. Un fourmillement de douleur comprima sa poitrine. Une brûlure familière. Il respira longuement. Le feu s’estompa.
Grand, mince, athlétique, un charme à la Sean Connery. Une vieillesse vigoureuse portait ses quatre-vingt-huit ans. Le désordre des cheveux, les yeux vifs, les mâchoires rudes, les traits musclés, révélaient encore le jeune homme qu’il avait été. Il était resté beau, d’une beauté aristocratique. Seules les rides ciselées dans son visage, pareilles aux coups de burin d’un sculpteur, lui accordaient un passé.
On lui demandait souvent si sa jeunesse avait un secret. Il haussait les épaules, ne répondait pas. Il ne savait pas jouer de mots inutiles. Elle…était son secret. Il l’enveloppait de son silence et puisait sa force dans son souvenir.
Il pressa l’interrupteur de la lampe de chevet posée sur la table près du lit. La lumière éclaira faiblement une grande chambre meublée sobrement. Il n’eut pas besoin de regarder sa montre pour savoir qu’il était cinq heures du matin. Chaque jour, il se réveillait invariablement à la même heure. D’un geste sec, il repoussa les couvertures et sortit de son lit. Le bruit du parquet, sous ses pieds nus, craqua dans le silence de l’aube.
Il s’habilla rapidement d’un survêtement posé sur le lit, puis se dirigea vers la fenêtre. Les rideaux fermés laissaient filtrer des lignes d’ombre et de lumière. Il les ouvrit et entrebâilla un des carreaux. Des gestes mécaniques parmi d’autres gestes quotidiens, que presque quarante ans de solitude avaient greffés à sa vie. Un des nombreux automatismes devenus essentiels.
Un froid glacial le saisit. Malgré l’aube hésitante, la lune brillait encore d’un éclat de glace. Les étoiles s’éteignaient les unes après les autres. Le jour se levait sur un ciel plombé de nuages laiteux. Il va neiger, songea-t-il.
Près du chemin de terre, il entrevoyait les contreforts rocheux du lit du Cairos, affluent de la Roya petit fleuve côtier franco-italien qui se jette dans la Méditerranée au niveau de Vintimille. Il entendait le bouillonnement de l’eau rouler dans les travées sombres des rochers. Sa course avait commencé plus haut, à mille neuf cents mètres en contrebas de la Cime du diable. À peine quatre kilomètres plus bas au pied de la chapelle Sainte Claire, la perte sèche d’altitude le transformait en un torrent intrépide. Il dévalait alors rapidement les pentes abruptes du vallon, polissant sur son passage le fond de roches et de galets. Ses eaux impétueuses l’entraînaient vers la Roya qu’il rejoignait du côté des villages de Fontan et de Saorge, mille cinq cents mètres plus bas.
C’est là, à Maurion dans cette vallée du Cairos qu’il s’était installé. Le minuscule hameau peuplé de quelques maisons isolées se plantait sur la rive gauche du vallon. Un versant toujours ensoleillé dominé par le plateau de la Céva. Une merveille.
La ferme de ses parents était devenue une solide construction, accueillante, spacieuse, confortable. Il y avait retrouvé ses racines, planté sa vie, caché ses peurs, greffé son attente.
Il siffla. Ses deux chiens, Stan et Oliver, deux bouviers bernois, vinrent à la rencontre de sa voix. Le choix de ces noms le fit sourire. Ils faisaient référence à un célèbre duo comique du cinéma américain des années quarante : Stan Laurel et Oliver Hardy. Un clin d’œil à sa passion pour le cinéma, notamment celui d’après-guerres. Il avait fait d’une des chambres de la maison un hymne à la filmographie. Il vivait sa relation avec le septième art de manière viscérale, fusionnelle. Il aimait les films en noir et blanc. Son amour pour le cinéma du clair-obscur, des contrastes, des couleurs effacées, le portait vers celle qu’il avait désespérément aimée…
Pour parfaire son éducation de cinéphile, il s’était inscrit dans une cinémathèque de Menton où il se rendait régulièrement. Il en profitait pour se faire un film dans une salle obscure d’un des cinémas de la ville (il mettait un point d’honneur à être au top de l’information cinématographique) puis il terminait son escapade par un passage obligé au supermarché pour faire le plein de victuailles et de DVD récents.
Aujourd’hui, descendre la vallée était devenu trop périlleux pour sa vieille carcasse, alors il avait fait l’acquisition d’un ordinateur, prit quelques cours d’informatiques. Naviguer sur le net était devenu l’un des réflexes fondamentaux à son quotidien même s’il savait que la toile n’était qu’un leurre au vide de ses journées, un écran ouvert sur sa solitude.
Il referma la fenêtre. Sur le palier, il retrouva l’escalier dominant une immense pièce où salle à manger, salon, cuisine se regroupaient. Il descendit lentement. Dans la cheminée, les braises rougeoyaient encore jetant de faibles lueurs incandescentes dans le demi-jour. Il jeta une bûche dans l’âtre. Aussitôt le bois se mit à crépiter.
Il remonta le bouton du thermostat sur 21 degrés.
Une nouvelle journée allait commencer, identique aux précédentes. Un café puis un second, ses premiers gestes du matin. D’autres gestes familiers suivraient, des rituels, des automatismes, nécessaires à sa vie.
Après sa douche, il prit un petit déjeuner en suivant les informations sur BFMTV puis il se prépara pour la longue balade qu’il faisait chaque matin avec ses chiens, dans les montagnes alentour. Il s’habilla chaudement, enfila ses chaussures de marche et se couvrit d’une Parka. Il consulta sa montre. 7 heures. Avant de partir, il fourra dans son sac à dos, bouteille d’eau, sandwich, matériel de premier secours et téléphone portable. Il était prêt pour ses trois heures de marche quotidienne. L’exercice physique comblait son attente, chassait ses angoisses.
Dehors, il scruta le ciel. La neige était là, latente.
Il siffla ses chiens. Aussitôt ils s’engagèrent sur le chemin de droite s’éclipsant jusqu’au pont du diable, quatre-vingts mètres plus haut. Ils s’étaient eux aussi formatés dans la mouvance d’une journée sans cesse renouvelée.
Il referma le portail et suivit la foulée des chiens. La terre était dure sous ses pieds. Les eaux glacées du Cairos roulaient à ses côtés dans les anfractuosités sombres des roches. Les forêts de sapins, d’épicéas se disputaient les trouées ouvertes de brume ceinturant les montagnes. Il devinait bien au-delà de ces morsures, la splendeur des mélèzes décharnés s’aventurer dans l’isolement des sommets enneigés. Veilleurs noirs disséminés en cortège de branches sombres dans l’environnement orgueilleux des hauts sommets.
La brûlure du froid irradiait déjà son visage.
Arrivé à la hauteur de la chapelle, Notre-Dame des Grâces, il s’arrêta. L’édifice construit en 1631, après une épidémie de peste qui avait ravagé le pays niçois, s’érigeait à la sortie du hameau. Il franchit le porche-clocher. Il aimait se recueillir dans l’humidité froide de ces pierres séculaires. Dans le délabrement des lieux, il unissait sa solitude à celle de la Vierge Marie. Unique sculpture de bois accrochée au salpêtre des murs, dernière gardienne d’un sanctuaire déserté.
Il resta un instant immobile, le regard perdu.
D’autres pierres avaient abrité celle qu’il aimait. Elles avaient caché la clandestinité de leur amour, elles avaient protégé leurs étreintes, elles avaient enflammé leur corps de folles espérances, avant de sceller son chemin de croix. Celui du vide glacé de l’absence.
Dehors, il scruta à nouveau le ciel, devenu un énorme cataplasme crayeux. Il reprit sa marche.
L’ascension devenait difficile. Son corps se chargeait de sueur. Il aimait cette sensation d’effort. Une volonté de purification. Ses chiens revenaient vers lui pour s’assurer de sa présence puis reprenaient leur course en avant. Instant de bonheur.
Une heure plus tard, à regret il décida de rebrousser chemin. La neige se profilait dans la blancheur du ciel. Elle asphyxiait déjà le sommet des montagnes. Le vieux montagnard qu’il était ne voulait prendre aucun risque.
De retour à la bergerie, il jeta un coup d’œil à l’horloge dans le vestibule. 9 heures. Il se déshabilla rapidement et monta dans son bureau. Il se situait près de sa chambre, à l’étage. Il se connecta sur Internet, consulta ses mails, ses comptes bancaires, prépara une liste de courses.
Colette, une habitante du hameau, s’en chargeait. Il se demandait souvent ce qu’elle était venue faire dans ce hameau isolé. Il ne lui demandait rien. Elle n’avait pas à répondre. C’était mieux. À chacun sa vie.
Il consulta sa montre. 11 heures. L’heure était enfin venue. Celle de la mémoire, celle du souvenir. Il l’appelait l’heure du manteau.
Il se leva, retrouva le palier et son parquet de chêne. Il desservait deux autres chambres dans le fond du couloir. D’un pas cérémonieux, il s’arrêta devant l’une d’elles. La main sur la poignée, il ouvrit la porte avec précaution comme s’il craignait de réveiller trop brusquement le passé. La chambre baignait dans une pénombre d’opaline accentuée par le coton blanc des doubles rideaux ouverts sur la fenêtre. Les murs étaient tendus d’un tissu de lin gris qui semblait absorber les bruits venus de l’extérieur. Il chercha du regard, le mannequin de couture au montant de fer sur pied tenant un angle de la chambre, entre la fenêtre et la commode.
Il s’approcha, puis il retira doucement la housse qui le recouvrait. Le manteau apparut. Celui qu’elle avait porté. Il devinait son cœur battre sous le tissu. Il retira doucement le vêtement de son support et le déposa délicatement sur le lit.
Il releva la tête. Dehors la neige s’était mise à tomber.
— Tu vois – chuchota-t-il – il neige comme ce matin de janvier 1942, où je t’ai rencontrée. Tu étais tellement belle, enveloppée dans ce manteau. Dans ta fuite, dans ton affolement, dans tes sanglots enfouis sous tes longs cheveux noirs, tu ressemblais à une petite fille perdue, trop vite grandie.
Comme il le faisait chaque fois, il détailla religieusement le vêtement. D’une main tremblante, il caressa le tissu de laine. Son doigt suivait les méandres des étranges alvéoles dessinées sur les manches par des surpiqûres brodées. « Des cavités de chaleur » disait-elle.
Le manteau avait été confectionné, en 1940 à Florence, dans les célèbres ateliers de couture de Sergio Vendetti, grand tailleur italien. « Papa l’a réalisé avant que nous quittions l’Italie, une pièce unique » lui avait-elle confié.
Il se contrefoutait de l’aspect d’exception de ce manteau. Il n’avait de valeur à ses yeux qu’à travers l’empreinte qu’elle y avait laissée. L’empreinte de son cœur. L’empreinte de sa vie.
Il s’allongea sur le lit. S’enveloppa du vêtement.
Derrière ses paupières brûlantes, il la sentit venir tout contre lui. Elle frémissait à nouveau entre ses bras. Elle tendait ses lèvres, s’enfouissait dans la chaleur de son corps. Il retrouvait leurs rires, leurs folies, leurs complicités dans le dérèglement du monde. Il oubliait sa vie. Il ne percevait que les battements de son cœur sur sa peau. Il était absous de ses mensonges – des mensonges d’amour – Soudain, elle se détacha de lui, comme aspirée par un trou béant. Il voulut la rattraper. Il ne rencontra que le néant de sa voix. Pourquoi n’étais-tu pas là ?
Il ouvrit les yeux. Il s’était assoupi. Ses bras enserraient le manteau. Des larmes mouillaient son visage. Le vide de sa vie se matérialisait dans la solitude de la chambre.
Dehors, il neigeait encore.
Il se leva et reposa le manteau sur son mannequin de fer. Il devait continuer. Elle le lui avait demandé. Un jour, dans son désir de la rejoindre, il avait décidé d’en finir. Elle l’en avait empêché. Tu dois savoir, tu dois comprendre lui avait-elle chuchoté par une nuit de grand vent. Seule, la paix de mon cœur te permettra de me rejoindre. Il n’est pas encore temps, mais cette heure viendra.
Ce jour-là, il s’était aperçu que le timbre de sa voix s’était effacé de sa mémoire. Il n’avait perçu qu’une longue plainte abrasée de mots. Il voulait mourir et il était mort d’avoir perdu le souvenir de sa voix.
Il n’était pas dupe, elle l’avait empêché de commettre l’irréparable. Pourtant, les mots énigmatiques qu’elle avait prononcés s’étaient fichés dans son cœur comme des craquements d’outre-tombe.
Il regarda sa montre. 14 heures.
Il descendit et se dirigea vers la cuisine. Il se confectionna un sandwich puis rejoignit le salon. Il plaça une bûche dans la cheminée. Il se laissa tomber dans le fauteuil et attaqua son maigre repas. Il n’avait pas faim, mais il devait manger. C’était dans l’ordre des choses.
La neige tombait toujours.
Il ne bougeait pas observant les flammes dessiner des arabesques mouvantes sur les murs, des contours d’ombres chinoises. Il avait vécu sa vie d’homme bien sûr. Il avait presque réussi à l’oublier. Et puis un jour…
Le mystère des phrases qu’elle avait prononcées par cette nuit de grand vent revint battre son cerveau. Une énigme qui s’était épaissie d’une question à laquelle, seules ses larmes avaient répondu.
Il gémit comme un animal blessé. Son bonheur lui avait été volé. Il n’était plus qu’un homme de douleur.
Les ombres envahissaient la maison. Une nouvelle journée d’attente encore…