Premier Chapitre
Chapitre 1Jeudi 22 février 2018
La musique cessa brusquement.
Silence d’église.
— Certaines d’entre vous baissent trop souvent le menton, remarqua Lady Scarlett en s’approchant d’Anaïs qui venait d’intégrer le cours. Ne le lève pas trop. Voilà, c’est ça. Tu fixes une ligne d’horizon droite devant toi, continua-t-elle en joignant le geste à la parole. Vas-y, montre-moi.
Anaïs s’exécuta.
— C’est ça, reprit Lady Scarlett, tu peux rajouter plus de souplesse dans les mouvements et surtout n’oublie pas le pointé, poursuivit-elle en tendant la pointe de son escarpin rouge.
Lady Scarlett, dans un virevoltement gracieux, se plaça devant les élèves, silencieuses et attentives.
— Je vous rappelle que le pointé est primordial, il va prolonger et galber votre jambe, sculpter votre démarche.
Lady Scarlett regarda dans la direction de Lorraine, tassée sur son banc, une bouteille de Vittel à la main et lui sourit, elle semblait lui dire : «T’inquiètes pas, c’est un passage à vide, tu vas finir par y arriver !».
Lorraine esquissa un sourire, triste : elle n’était pas convaincue. Pour certaines, les cas désespérés, c’était peut-être tout simplement impossible.
Comme pour elle…
La musique reprit.
Elle porta la bouteille à sa bouche et but quelques gorgées. L’eau coulait dans sa gorge, revigorante. Elle ferma les yeux, apaisée par la sensation de fraîcheur qui se propageait peu à peu en elle. Les mains contre le plastique froid de la bouteille, elle se détendit au son de la voix envoûtante de Devil Doll qui, au fil des couplets, agissait comme un baume réconfortant. Elle se déchaussa et resta ainsi un instant, s’obligeant à faire le vide dans son cerveau. Quand elle ouvrit les yeux, elle se laissa happer par le ballet des femmes de tout âge, toute corpulence, qui, en nuisettes, robes ou déshabillés, évoluaient devant elle, au diapason de la voix de la chanteuse américaine. Leurs talons claquaient dans un bruissement léger d’étoffes, déhanchés soignés, sourires et regards félins accrochés à leurs visages. Des effluves de crèmes parfumées pour le corps et de parfums flottaient autour des danseuses.
Elles étaient belles. Captivantes.
Son regard se posa sur Coraline, petite trentaine plantureuse, cheveux blonds coupés au carré, visage mutin, l’une des élèves les plus brillantes du cours. Elle portait un chemisier blanc cintré, légèrement ouvert sur un soutien-gorge à balconnet à dentelle couleur crème, sur une jupe noire courte. Un boa noir était posé sur ses épaules. Elle exécutait les enchaînements avec la maîtrise d’une performeuse professionnelle.
Facilement, naturellement, comme si elle avait fait ça toute sa vie.
Quelle sensualité elle dégage cette fille !
Dans le miroir, Lorraine osa un regard à la femme éteinte et boudinée qui gisait en vrac sur le banc au fond de la salle, un boa en plumes rouge sur les épaules.
Tu fais tellement pitié !
Elle commit l’erreur de s’attarder sur son reflet et détailla plus longuement le corps, épais, empoté qui lui faisait face.
Son legging gris anthracite, immonde, enserrait des cuisses, trop fortes, trop molles.
Son débardeur noir, trop juste, soulignait ses bourrelets flasques qui avaient pris de l’ampleur depuis les dernières fêtes de fin d’année.
Son visage grisâtre et luisant.
Ses yeux gris, éteints et tristes comme des billes de terre.
Ses cheveux, électriques, ternes, secs et rêches.
Mon Dieu, c’est à pleurer !
L’image renvoyée par le miroir de la salle de danse était sans filtre, sans états d’âme, il lui fit l’effet d’un coup d’escarpin dans le ventre.
Lorraine soupira profondément, les yeux dans le vague, le moral en miettes, le cœur lourd. Elle détourna les yeux du miroir pour les poser sur ses cuisses, son ventre, ses bourrelets, elle se sentait si moche, si vieille, si minable, tristement pathétique, vraiment pas à la hauteur. Une belle imposture dans ce cours parmi ces femmes sensuelles qui virevoltaient sous ses yeux, légères et épanouies.
Une monstrueuse verrue !
Lorraine suivit du regard son amie Fanfan, la soixantaine éclatante, cheveux gris parfaitement brushés, rondeurs désormais parfaitement assumées, qui dans une nuisette en satin et dentelle bleu marine, et bien qu’encore hésitante, dansait langoureusement en suivant consciencieusement les consignes indiquées par Lady Scarlett.
Elle se débrouille vraiment bien !
La première fois, toutes deux avaient été si mal à l’aise en arrivant dans le cours, parmi les anciennes élèves, encombrées de leur corps, de leurs bras, de leurs mains, engluées dans leurs complexes. C’étaient dans leurs rires que Fanfan et elle avaient trouvé refuge, puis, peu à peu, elles étaient parvenues à dépasser la gêne des premiers cours.
Aujourd’hui, pensa Lorraine admirative en regardant évoluer son amie, elle est rayonnante, elle s’éclate. Elle se fiche pas mal de ce qu’on peut penser d’elle, au moins elle joue le jeu. Et elle, ne porte pas de legging immonde !
— C’est psychologique Lorraine, lui avait dit, un soir après un cours, Lady Scarlett, rassurante, ça arrive à certaines filles, ne te bile pas, tu l’auras un jour ton déclic, je te promets ! Il n’y a pas d’urgence, hein !
Pourquoi faisait-elle un blocage ? Pourquoi la féminité lui apparaissait-elle comme une terre inaccessible et hostile ?
Pourquoi cette idée tenace de croire que la féminité n’était réservée qu’à une certaine catégorie de femmes ?
Pourquoi ne se sentait-elle pas autorisée, elle ?
Elle rêvait d’être féminine, d’assumer enfin son statut de femme mais le bout de chemin à parcourir avant d’atteindre ce rêve lui paraissait insurmontable. S’imaginer en nuisettes, en robe ou jupe avec des bas, porter de la belle lingerie, des porte-jarretelles, se maquiller, l’idée même la terrorisait, l’image d’elle dans cet apparat de femme la faisait doucement rire, et pourtant, Dieu sait qu’elle en rêvait. Mais impossible, ridicule, l’image ne collait pas avec celle qu’elle affichait aujourd’hui, celle d’une fille rustre, épaisse, l’éternel garçon manqué de son enfance. Et puis pour ressembler à quoi ? A un travelo ?
Un gouffre la séparait de l’idéal féminin auquel elle aspirait.
Lorraine y travaillait pourtant consciencieusement : loin de baisser les bras, elle s’accrochait, avançait timidement vers sa féminité, à tout petits pas. Une image frappa soudain Lorraine, elle sourit. Elle était comme une conductrice de pelleteuse sur un chantier de fouilles archéologiques. Chaque semaine, le jeudi soir, dès 19h00, dans l’un des vieux quartiers historiques de Moulins, à la Glamour Dance Old School, elle s’employait à creuser, fouiller pour exhumer des vestiges de sa féminité, d’infimes traces qui gisait dans des bas-fonds d’elle-même jamais explorés. Librement, en secret, loin de son mari, de ses enfants, de ses parents, sa mère en particulier. Loin de tous ceux qui auraient pu la juger. Librement, elle cheminait, à son rythme, sans pression vers son idéal.
Dans ce cours, en sécurité, à l’abri du jugement, toutes pouvaient se faire plaisir, laisser au vestiaire complexes et pudeurs, s’affranchir des regards posés sur elles en osant être pleinement femme, s’autoriser toutes les fantaisies, se pavaner en bas et porte-jarretelles si elles le souhaitaient, porter du rouge à lèvres bien rouge, oser le regard charbonneux, se déshabiller sans personne pour juger, mépriser ou les prendre de haut.
Lorraine se sentait libre d’essayer à son tour, mais elle prenait son temps, couvait encore sa transformation, retardant le moment de l’éclosion.
Pas encore prête.
Loin d’être prête.
Elle massa ses pieds endoloris comme on pétrit une pâte, les yeux fixés sur les corps et les tissus chatoyants et colorés qui ondulaient en cadence. Elle voulut les rejoindre, repositionna le boa sur ses épaules et voulut se lever, mais tout en elle résista. Implacablement clouée au banc, elle s’affaissa contre le mur froid. Son regard se dilua dans la salle de danse dont elle ne percevait plus que des taches de couleur floutées. La voix de Devil Doll, les claquements de talons, le bruissement des étoffes n’étaient plus qu’une vague rumeur, un bruit étouffé. Brusquement, les images de son tête-à-tête matinal avec Gilles s’imprimèrent violemment devant ses yeux, la heurtant douloureusement.
Tout était arrivé si vite.
Si brutalement.
C’est un cauchemar, rien qu’un épouvantable cauchemar.
La voix de Lady Scarlett comme une trouée bleue dans un ciel plombé, l’extirpa de sa torpeur. Boa sur les épaules, bras grands ouverts devant elle, poitrine dénudée et seins recouverts de cache-tétons à pompons, Lady Scarlett déroulait la chorégraphie.
— Maintenant, vous refermez le boa sur votre poitrine, une main après l’autre. Les gestes, avec plus de sensualité, mesdames, plus de sensualité, voilà, plus lentement. Beaucoup plus lentement, Fanfan. Voilà, c’est tout à fait ça. On se penche légèrement pour mettre en avant la poitrine. Pour celles qui savent, un shimmy shimmy comme les américaines pour faire tournoyer vos nippies ! suggéra Lady Scarlett, qui, penchée en avant, faisait tourner avec aisance ses nippies à pompons. Tout se passe au niveau des épaules. C’est ce mouvement accompagnant la poitrine qui va faire tourner vos cache-tétons. Bravo, c’est parfait ! Allez, mesdames, on y retourne ! Une dernière fois ! lança Lady Scarlett en se retournant vers les filles, son smartphone entre les mains. Tu reviens Lorraine ?
Lorraine secoua la tête, les lèvres pincées. Elle regarda les femmes se mettre en position, les boas se balançaient devant leur poitrine, les plumes frémirent. Quand les deux enceintes Bluetooth diffusèrent les sonorités suaves et jazzy, les élèves guidées par Lady Scarlett égrenèrent, majestueuses, les mouvements appris lors du cours.
you put a spell on me without asking me,
you so impolitely walked into my dreams.
if i can't have you, i can pretend i do,
because no one makes me feel the way you do.
whenever you touch me, i sink into my knees,
oh won't you please, come and visit me.
you put a spell on me without asking me,
you so impolitely walked into my dreams.
Lady Scarlett se déhanchait, animale et hypnotique, les plumes blanches de son boa virevoltaient doucement autour d’elle comme une nuée caressante de papillons blancs. Sa tête légèrement relevée s’inclinait avec grâce sur le côté et ses longs cheveux roux, brillants, légèrement crantés, flottaient sur ses épaules.
if i can't have you, i can pretend i do,
because no one makes me feel the way you do.
whenever you touch me, i sink into my knees,
oh won't you please, come and visit me.
you put a spell on me without asking me,
you so impolitely walked into my dreams.
Lady Scarlett s’arrêta de danser et en observatrice attentive, déambula dans les rangs pour rectifier postures et gestes, prodiguer ses conseils.
— Oui, Anaïs, excellent ce petit clin d’œil ! félicita Lady Scarlett, toujours étonnée de la facilité de certaines filles tandis que d’autres se libéraient si difficilement de leurs blocages.
Un grand rire éclata aussitôt dans la salle de danse, les filles, appliquées deux secondes plus tôt, rigolaient en charriant Anaïs dont le joli visage prit une teinte rosée.
Le cœur de Lorraine se gonfla, heureuse, reléguant un instant ses idées les plus sombres dans un coin de sa tête. Finalement, elle ne regrettait pas d’être venue. Fanfan, profitant de l’intermède, se retourna et lui décocha un clin d’œil magistral.
— Waouh, on dirait que t’as fait ça toute ta vie ! dit Lorraine qui se redressa prestement, motivée par le défi lancé par Fanfan.
— Regarde-moi !
Tout le visage de Lorraine se mit alors à cligner dans une indescriptible grimace.
Pourquoi même ce petit mouvement de paupière était si difficile à faire dans ce cours ?
Même ça, je le rate !
— Oh, très…comment dire ?…Parfait pour un film d’horreur ! se moqua Fanfan plaquant ses mains sur ses joues en tentant d’imiter Le Cri de Munch.
Les deux amies se regardèrent, posèrent leurs mains sur leur bouche pour tenter de réprimer un fou rire qui s’échappa de leurs lèvres en un couinement plaintif.
— Mesdames, je rebondis sur le clin d’œil d’Anaïs. N’hésitez pas à introduire des œillades, à adresser des petits sourires mutins à votre chéri ou votre public lors de vos représentations. Jouez avec vos cheveux et les accessoires que vous avez choisis pour votre numéro. Soyez dans la séduction. Ce sont ces petits gestes qui peuvent faire toute la différence !
Lady Scarlett se replaça face à ses élèves et tapa dans ses mains parfaitement manucurées aux ongles vernis de rouge.
— Mesdames, c’est fini pour ce soir. Bravo à toutes, vous avez été magnifiques !
Elle fit une pause et princière, se dirigea vers l’unique table de la salle et s’empara d’une pile de prospectus qu’elle agita au-dessus de sa tête.
— Avant de partir, j’aimerais vous parler de cet évènement qui va se tenir à partir de juin à Lapalisse, c’est le Grand Casting du Cabaret Bleu.
Dans la salle de danse, un joyeux brouhaha se propagea parmi les élèves.
— Pour le casting, j’ai créé un cours Niveau Expert, trois fois par semaine, pour la préparation à la scène. Certaines me le réclamaient depuis très longtemps. Si vous êtes intéressée pour participer au casting, ce cours vous permettra de perfectionner votre technique et de mettre au point un numéro. Venez me voir pour en parler, ok ? Bon, programme de la semaine prochaine, on continuera la chorégraphie apprise aujourd’hui. Je compte sur vous pour travailler chez vous, ok ? Et on apprendra à mettre un porte-jarretelle et à enlever ses bas. Pas comme des camionneurs, hein, comme des divas, reprit-elle adressant un regard complice à Lorraine. Emportez impérativement vos tenues. Pour celles qui le souhaitent, venez me voir, je peux vous faire profiter de réductions sympas à la boutique Soie et Dentelles à Moulins.
Les élèves applaudirent, se pressèrent autour de Lady Scarlett comme de jolis papillons sur une fleur odorante, tandis que Lorraine, grimaçante, prise d’un mal de ventre brutal, récupéra ses escarpins, sa bouteille d’eau et se leva de son banc, sonnée. Elle poussa la porte du vestiaire surchauffée, vide et se traîna jusqu’à son sac de sport. Elle resta un instant face à lui, tétanisée.
Mais pourquoi tu t’es inscrite à ce cours ? T’es maso, y a pas d’autres mots !
Elle finit par s’effondrer sur le banc, les bras ballotants dans le vide, le visage fermé, à l’idée de devoir abandonner son cher et confortable legging pour des bas et un porte-jarretelles. Elle se sentait acculée, comme une souris attirée dans un piège.
Après tout, qui t’oblige à venir ? Et puis, la semaine prochaine, tu peux très bien être malade !
Quand le pépiement surexcité des filles lui parvint, instinctivement, elle se redressa sur le banc - ne rien laisser paraître, jamais - et tira sur son legging pour l’enlever. Elle le fit rouler sur ses jambes pour s’en extirper. Autour d’elle, les filles discutaient du casting à venir tandis qu’elles réintégraient des tenues conventionnelles, socialement plus acceptables, refermant pour une semaine la parenthèse glamour et libératrice.
Lorraine se glissait dans ses baskets aussi confortables que des pantoufles, après la torture infligée par ses escarpins quand une voix la fit sursauter.
— Lorraine !
Le cœur tambourinant, elle leva les yeux sur Coraline.
— Tu comptes participer au casting ? demanda la jeune femme plantée en culotte et soutien-gorge devant elle, les formes généreusement mis en avant, impudique. Elle agitait le prospectus devant ses yeux.
— Moi ? s’écria Lorraine dont les yeux s’arrondirent étonnée qu’on lui pose la question. Tu rigoles, j’espère ?
Coraline haussa les épaules et lui tendit le prospectus.
— Au cas où, si tu changes d’avis.
Lorraine s’en saisit jetant un œil curieux sur le prospectus.
Grand Casting du Cabaret Bleu
Samedi 13 octobre 2018 à 20h30
Vous êtes danseur, chanteur, musicien, comédien, hypnotiseur, magicien, prestidigitateur, artistes de cirques, clown, humoriste….
Venez nombreux aux premières sélections du 1er et 2 juin 2018
Premier prix : 20 000 euros
Deuxième et troisième prix : 5 000 euros
Elle se leva, fourra le prospectus dans la poche de son jean, prit sa doudoune, et un œil sur sa montre, marmonna :
— Allez, je file, à la semaine prochaine les filles !
— Attends-moi Lorraine, cria Fanfan qui un petit miroir en main, se recoiffait à la hâte.
— Prends ton temps, je t’attends dans le couloir, dit Lorraine lasse en enfilant sa doudoune.
Elle s’empara de son sac de sport et franchit le seuil de la porte du vestiaire, soulagée d’en sortir.
Elle étouffait.
Lorsque Fanfan la rejoignit, elle la trouva inerte, adossée au mur décrépi du couloir de l’école de danse.
— Ca va vraiment pas toi aujourd’hui ?
— C’est rien, des ennuis avec le travail, tu te rappelles ce que c’est ! répondit Lorraine en se décollant péniblement du mur.
— Tu sais, je suis là, si tu veux parler, murmura Fanfan en lui posant la main sur l’épaule.
— Ca va aller, t’inquiète pas ! dit Lorraine tout sourire lui offrant une rangée de dents blanches parfaitement alignées, bien la seule chose qu’elle avait de parfait chez elle.
— Dis-moi et ta croisière, t’as des nouvelles ?
Une ombre passa furtivement dans le regard de Lorraine.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Lorraine soupira et bien malgré elle, répondit :
— Oh, je peux bien te le dire…
Elle fit un silence, inspira profondément et dit, du bout des lèvres :
— La croisière, y’en aura pas…
Le dire à voix haute la percuta violemment, la ramena à la réalité crue et froide.
Calées contre l’Opel Astra, Lorraine et Fanfan avaient discuté un long moment dans la nuit glaciale. Elles se séparèrent lorsque les premiers flocons de neige se mirent à tomber. Portés par le vent qui s’était levé, ils valsaient, aériens, dans le halo des lampadaires.
— On s’appelle ce week-end ? lui avait dit Fanfan en la serrant fort dans les bras avant de rejoindre sa voiture. Sans faute, hein ? On se fait un truc, il faut pas rester seule. Tu me promets ? finit-elle par lui dire en lui décochant un large sourire.
Lorraine roulait maintenant sur la Nationale 7 qui l’emmenait à Lapalisse, ce village qui l’avait vu naître, grandir, rêver, espérer, se marier, fonder une famille, puis insidieusement, l’avait vu se replier sur une routine qui avait fini par la ronger de l’intérieur, la vider peu à peu de sa joie de vivre.
A l’approche de ses quarante ans, un documentaire, un soir, tard dans la nuit, l’avait sortie de sa torpeur.
Une révélation, un sursaut, une envie irrépressible : faire comme ce couple, que l’équipe de télévision avait suivi durant leur périple, une croisière autour du monde.
Durant quatre ans, mois après mois, sans relâche, elle avait mis de côté les quinze mille euros nécessaires pour embarquer tous les deux, Gilles et elle.
Un beau projet qui l’avait portée durant ces quatre dernières années.
Et puis, l’aboutissement, enfin, en ce début d’année.
Quinze mille euros.
Elle avait réussi à économiser quinze mille euros. Jour après jour. Sacrifice après sacrifice. Une somme rondelette, importante pour leur famille aux revenus modestes.
Et aujourd’hui, l’impensable.
Les yeux vides, la tête lourde, brisée par ce qui s’était joué le matin-même, incrédule, elle appuyait dangereusement sur la pédale d’accélérateur.
La route n’était plus qu’un épais tapis blanc.
Glissante.
Une bombe à retardement.