Premier Chapitre
Il faisait jour, un peu chaud. Elle se réveilla brusquement, envahie par cette désagréable sensation de ne pas avoir la moindre idée de l'endroit où l'on se trouve. Ce sentiment apparaît généralement à la suite d’un cauchemar et se dissipe au bout de quelques secondes. Mais après de longues minutes de trouble, la désorientation s’agrippait à elle comme un avare se cramponne à ses économies.Elle observa avec attention l’environnement. Assise sur un banc, elle se trouvait au milieu d’un parc fleuri, au cœur d’un centre-ville. Elle cligna des yeux, encore et encore et regarda à nouveau autour d’elle : de longues allées en terre battue, des buissons d’ornement parfaitement taillés et plusieurs bancs identiques au sien étaient disposés çà et là. Ce décor plutôt accueillant ne lui était pas du tout familier.
Elle se leva pour atteindre la fontaine à quelques mètres d’elle. Appuyée sur le rebord, elle se passa un peu d’eau fraîche sur le visage, aspergeant au passage ses vêtements. Elle jeta un coup d’œil à sa tenue. Elle portait un jean bleu délavé, une marinière surmontée d’une veste en cuir et aux pieds, une paire de baskets blanches flambant neuve.
Le cerveau embué, elle essayait de rassembler les pièces de ses derniers souvenirs. Les plus récents remontaient à son repas de famille du dimanche. À moins d’avoir sévèrement abusé de la cave de son pépé, elle ne voyait vraiment pas ce qui avait pu la conduire ici.
L’amnésie perdurait, l’oppression grandissait, elle sentait la crise d’angoisse frapper aux portes de son esprit. Elle se concentra sur sa respiration quelques instants pour enrayer le mécanisme avant qu’il ne la paralyse. Le combat remporté, elle fit quelques pas pour retourner à l’endroit de son réveil et essaya d’analyser la situation : elle ne ressentait pas de douleur, ses vêtements paraissaient propres, elle ne transportait aucun objet avec elle et ses poches étaient entièrement vides.
Une vieille dame se tenait sur le banc d’à côté, elle nourrissait les pigeons en souriant et s’adressait à eux comme s’il s’agissait de petits enfants à l’heure du goûter. Elle ne savait pas depuis combien de temps cette femme se trouvait assise là, mais peut-être pourrait-elle la renseigner.
- Excusez-moi Madame, je viens de me réveiller sur ce banc, j’ai dû faire un malaise. Avez-vous remarqué quelque chose ?
La grand-mère la regarda en plissant les yeux et en tendant l’oreille. Elle répéta sa question en augmentant le volume de sa voix.
- Désolée jeune fille, je ne me souviens de rien.
- Vous êtes certaine, pas même un détail ?
- Si, attendez, lorsque je suis arrivée un homme vous parlait, il a posé sa main sur votre épaule, puis il est parti dans cette direction.
De sa main tremblante, elle lui montrait une grande avenue avec beaucoup de circulation.
- Pourriez-vous me le décrire ?
- Mon mari était chauve comme un œuf, il s’appelait Simon.
La réponse fit naître un doux sourire sur les lèvres de la jeune femme.
- Pas votre mari Madame, l’homme que vous avez vu près de moi, de quoi avait-il l’air ?
- Oh il était grand, une belle carrure. Il portait un costume gris. Je dirais qu’il avait aux alentours de quarante-cinq ans.
- A-t-il dit quelque chose ?
- Je n’ai rien entendu, je suis sourde comme un pot !
Elle continuait de distribuer du pain aux oiseaux qui s’agitaient autour d’elle. Cette activité semblait la ravir.
- Une dernière chose, dans quelle ville sommes-nous ?
- Décidément, vous avez de drôles de questions, nous nous trouvons à Montpellier.
Elle salua la grand-mère puis s’engouffra dans l’avenue qu’elle lui avait indiquée, essayant de marcher dans les pas de l’homme au costume gris. Peut-être aurait-il été plus sage d'attendre sur le banc ? Peut-être allait-il revenir ? Cette situation était insensée. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans cette artère, elle commençait à se convaincre qu’elle dormait. Elle se réveillerait bientôt en sursaut avec sa chienne Hydjie qui lui mordillerait les doigts de pied. Elle se ferait couler un grand café noir et le savourerait en repensant à cet étrange cauchemar. Elle se pinça très fort en fermant les yeux. Lorsqu’elle les ouvrit , elle constata avec regret que rien ne s’était passé.
Elle marchait, l’air frais sur son visage l’apaisait. Elle plongea ses mains à nouveau dans ses poches, caressant l’espoir d’avoir mal fouillé et d’y trouver un indice ou mieux encore, son téléphone pour appeler à l’aide. Son espoir s’envola rapidement. Elle était dépossédée de tout bien matériel, une chance qu’elle ne soit pas toute nue !
Elle décida d’aller se ressourcer au bord du fleuve qui coulait non loin. Un coin de nature à l’écart de cette ville grouillante l’aiderait sans doute à canaliser son flux de pensées.
Assise dans l’herbe humide, elle commença par tester sa mémoire. Elle se souvenait exercer le métier de journaliste pour un quotidien local, en revanche sa dénomination et la ville dans laquelle il se situait lui échappait complètement. Elle balaya les visages des membres de sa famille, ceux de ses amis, de ses collègues et rencontra le même blocage : aucun prénom, aucun nom de famille ne s’associait à ces physionomies. Elle visualisa son appartement jusqu’au moindre bibelot, mais elle n’en possédait pas l’adresse. Et si elle avait oublié jusqu’à son propre nom ? Elle prononça à voix haute :
- Je m’appelle Lydia…
Mais la suite ne vint pas. Elle répéta cette phrase plusieurs fois sans qu’aucun de ses essais ne soit concluant. Sa vision se troubla. Des larmes envahirent ses globes oculaires puis roulèrent le long de ses joues rosies. Elle ne comprenait rien à ce qu’il se passait. La tête dans les genoux elle ne luttait plus, elle pleurait à chaudes larmes, ressentant le besoin d’évacuer toute cette confusion. Qu’est-ce qui avait pu lui provoquer de tels troubles ? Que faisait-elle seule dans cette ville qu’elle ne connaissait pas ?
Un rayon de soleil attiré par la noirceur de sa veste, lui apporta progressivement une chaleur réconfortante, qui au fil des minutes, finit par tarir la vague de désespoir.
Elle éprouvait le besoin d’être dans l’action afin d’écarter les pensées angoissantes qui se bousculaient dans son esprit. Elle se confia la mission enfantine de trouver l’heure et retourna dans l’avenue. Elle y croiserait sans problème un passant capable de lui fournir l’information. Elle interpella le premier homme qui marchait dans sa direction.
- Monsieur, pourriez-vous m’indiquer l’heure s’il vous plaît ?
L’homme à qui elle s’adressait avait l’allure d’un gentleman anglais. Il sortit une montre à gousset de sa poche, écarta l’objet le plus loin possible de son visage et ferma un œil.
- Il est précisément 14 h 02.
Il rangea l’objet et continua son chemin. Avait-elle atterri dans une époque qui n’était pas la sienne ? Qui pouvait bien indiquer l’heure avec une montre à gousset en 2018 ? Elle prêta attention aux détails. Les voitures paraissaient modernes, bien que quelques spécimens antiques circulaient encore, les promeneurs pianotaient sur leurs téléphones portables dernier cri et des panneaux digitaux informaient les automobilistes et les passants des dernières promotions en vigueur. Tout semblait correspondre à l’époque dans laquelle elle avait vécu avant le trou noir. Elle poussa un soupir de soulagement. Elle avait juste interrogé un original.
Son état de santé la préoccupait. Elle n’avait jamais été sujette aux pertes de mémoire. Elle envisagea de consulter un médecin pour se rassurer quant à d’éventuels troubles physiques et surtout mentaux. Elle ne disposait d’aucun papier d’identité sur elle, pas de carte vitale, ni de mutuelle et encore moins d’argent. C’était le moment de sortir du tiroir ce bon vieux serment d’Hippocrate qui disait « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire ». Elle allait tenter sa chance. Il lui fallait encore trouver un docteur qui recevait cet après-midi. Sans téléphone portable, comment s’y prenait-on déjà ?
Elle marcha jusqu’à trouver un bureau de Poste. Trônait-il encore à l’intérieur ce bon vieil annuaire jaune ? Pour en avoir le cœur net, elle pénétra dans l’office. Elle aperçut le saint Graal dans un coin de la pièce. Dix personnes attendaient leur tour en file indienne. Bienheureuse de ne pas avoir à faire la queue pour réclamer l’objet de sa convoitise, elle s’en saisit. Qui aurait pensé qu’elle se servirait encore un jour de la version papier de cette bible des professionnels ? Et surtout qu’elle lui trouverait un côté rassurant, presque attachant. Promis Mamie, je ne te demanderai plus jamais pourquoi tu continues à commander cet annuaire. Et même mieux, à mon retour, je monterai une association pour sa conservation !
M. comme Médecins… Ah voilà ! Il y en avait à foison dans la ville. Comment s’assurer qu’ils consultaient bien cet après-midi ? Elle avait besoin de téléphoner. Les gens, coincés dans la file d’attente accepteraient sans doute de lui prêter leur mobile. Elle sélectionna une candidate potentielle à l’entraide digitale.
- Bonjour, j’ai oublié mon téléphone à la maison, j’ai besoin de passer un coup de fil, accepteriez-vous de me prêter le vôtre cinq petites minutes ?
La femme lui jeta un regard plein de suspicion.
- Je suis désolée mais je n’ai pas de portable.
- Ce n’est pas grave, je vais demander à quelqu’un d’autre, merci.
Lydia ne comprenait pas bien pourquoi elle l’avait gratifiée d’un « merci » puisqu’elle n’avait pas accédé à sa requête, les réflexes d’une bonne éducation en toutes circonstances sans doute. Elle aurait peut-être plus de chance avec ce jeune homme dans sa tranche d’âge, possédant probablement un téléphone au forfait illimité lui permettant de communiquer jour et nuit. D’ailleurs, il avait les yeux rivés dessus. Le sourire ravageur de la jeune femme en détresse aurait peut-être plus d’effet sur lui qu’il n’en avait eu sur la petite dame.
- Bonjour, excuse-moi de t’interrompre, je n’ai pas mon portable sur moi et j’aurais besoin d’appeler un ou deux numéros dans cet annuaire. Pour être franche je ne me sens pas très bien et je cherche un médecin qui consulte actuellement.
Le jeune homme lui sourit agréablement.
- Pas de souci. Sinon mon oncle est médecin, son cabinet se trouve à quelques pâtés de maison d’ici. Si tu ne te sens pas très bien, je peux même t’y conduire en voiture.
Le visage de Lydia s’illumina, elle n’en attendait pas tant. Normalement, elle aurait décliné poliment l’offre, se demandant sur quel pervers elle était encore tombée. Mais la situation dans laquelle elle se trouvait ne lui permettait pas de refuser l'opportunité, elle l’accueillait même à bras ouverts.
- Ce serait vraiment gentil de ta part.
- Attends-moi sur cette chaise, j’ai un recommandé à envoyer, ensuite je te conduis au cabinet de mon oncle.
Ils sortirent ensemble du bureau de Poste. Un homme, vêtu d’un costume gris et particulièrement grand se tenait face au distributeur, il retirait de l’argent. L’idée qu’il puisse s’agir du personnage décrit par la grand-mère aux pigeons, lui traversa l’esprit. Elle devait lui parler.
- Comment allez-vous ?
- Excusez-moi mais est-ce qu’on s’est déjà croisé quelque part ?
- Oh pardon ! De dos, je vous ai confondu avec mon professeur de piano, toutes mes excuses.
Sa stratégie n’avait pas fonctionné, il ne l’avait pas reconnue, ce n’était pas lui. Elle courut après le jeune homme qui n’avait pas remarqué son absence, les yeux encore rivés sur son téléphone.
- Tu t’appelles comment ?
- Lydia, et toi ?
- Sébastien. Tu n’es pas du coin à priori ?
- Pas vraiment, je suis journaliste, je venais faire une interview ici et j’ai commencé à avoir des vertiges.
- Tu as mangé ce midi ?
- Non, car j’étais déjà en retard pour mon rendez-vous.
- Commence par manger un morceau peut être, tu verras si tu te sens mieux après. Il y a une épicerie à côté du cabinet, tu pourras t’acheter quelque chose.
- Bonne idée.
Sans le moindre sou en poche, il lui était difficile d’acheter quoique ce soit. Mais si elle lui avouait qu’elle n’avait pas d’argent, ou la vérité sur sa situation, elle craignait qu’il ne devienne méfiant à son égard. Sébastien lui ouvrit la portière et elle s’installa sur le siège passager. Elle remarqua la délicate attention du jeune homme. Elle se sentait plus détendue à présent, distraite par la musique et conduite par ce garçon bienveillant. Elle était presque déçue que le cabinet soit si proche, elle aurait bien passé un peu plus de temps en sa compagnie. Elle se sentait si seule dans sa sombre galère.
- Tu interviewais quelle personnalité de la ville ?
- Un boulanger pour lui demander son avis sur le sans gluten.
C’était la première réponse qui lui était venue à l’esprit ! Elle espérait qu’il ne connaissait aucun boulanger, ou qu’il ne soit pas du métier lui-même. Elle n’avait pas envie d’étayer son mensonge.
- Tu habites dans quelle ville ?
Mince la question qui fâche ! Aucun nom ne lui revenait en tête. Elle regarda les panneaux sur le bord de la route et choisit la première destination qui tomba sous ses yeux.
- J’habite à « Toutes directions ».
Le jeune homme explosa de rire tandis qu’elle rougissait.
- J’adore ton sens de l’humour.
- Je vis à Alès et toi ?
Pas à Alès pitié !
- J’habite ici, à Montpellier.
- Et tu fais quoi dans la vie, à part sauver des demoiselles en détresse ?
- J’ai repris des études pour devenir instit. Mais à côté, j’ai un job alimentaire. Je travaille dans une supérette.
- Tiens, nous voilà arrivés. Il ne prend pas de nouveaux patients, dis-lui que tu viens de ma part.
- Merci c’est très gentil à toi. Au revoir Sébastien.
- Salut Lydia. Prends soin de toi.
Elle referma la portière et regarda son ami éphémère s’éloigner dans la rue. Le cabinet se situait dans un petit pavillon un peu défraîchi.