Premier Chapitre
LE SIGNE DE GROIXChapitre 1
« Mais qui a soulagé sa peine
Porté son bois, porté les seaux
Offert une écharpe de laine
Le jour de la foire aux chevaux
Et qui a pris soin de son âme
Et l’a bercée dedans son lit
Et qui l’a traitée comme une femme
Au moins une fois dans sa vie
Le bois que portait Louise
C’est le bon Dieu qui le portait... »
La mélodie est reprise par le groupe d’adolescents, avec une pointe d’ironie. La chanson de Gérard Berliner tourne en boucle sur le vieux juke-box dont elle n’a jamais voulu se séparer. Nils, debout devant ses amies, mime avec emphase l’ambiance dramatique de la chanson. Puis il s’exclame :
– Hé ! Louise, ça fait des milliers de fois que tu nous mets cette chanson. Elle est has been !
– Arrête, Nils ! Tu vois bien qu’elle a des larmes plein les yeux ! On ferait mieux d’aller lui parler !
– T’as raison !
La vieille dame, dont la répartie prompte et cin-glante a fait sa réputation, rétorque :
– Essuie ta bouche, sale gamin, tu postillonnes ! Tu ferais mieux de potasser ton programme… avec le centenaire de l’Armistice, la guerre 14-18 sera peut-être un sujet du BAC ! Tu riras moins ! J’avais préparé à ton intention une mousse au cho-colat… je pense qu’elle va te passer sous le nez !
Les filles applaudissent puis éclatent de rire à l’unisson. Nils se rassoit en prenant part à la raille-rie. Il ajoute qu’il ferait mieux d’aller jouer au foot avec ses potes, plutôt que satisfaire de sa présence un auditoire féminin.
Léa, Albane, Agathe, Déborah et Nils fréquentent le café de Louise Krpàris de Carpari depuis leur entrée au lycée. Cela fait trois années qu’ils appor-tent leur repas dans un bento et déjeunent sur la petite table devant la vitrine. Elle a acheté son bar en 1961. Depuis plus de cinq décennies, elle entre-tient avec grand soin son fonds de commerce. L’endroit où elle travaille est devenu le lieu où elle vit. Depuis que son père est décédé, elle n’occupe le petit appartement, au-dessus du café, que pour dormir. La loi oblige la fermeture à la clientèle une journée par semaine, mais derrière la porte close et les rideaux de nylon tirés, Louise vaque à ses oc-cupations.
Bien avant les mesures gouvernementales contre le tabagisme, elle affichait déjà « non-fumeur ». Elle a une sainte horreur des remugles de tabac froid. Ainsi, son bistrot est devenu un havre de paix plu-tôt féminin.
Tous les dimanches matin, vêtue de sa blouse à fleurs, elle fait le ménage avec la même conscience professionnelle que dans ses débuts. La main en-fouie dans de vieilles chaussettes de laine usagées et gorgées de la précieuse cire de l’abbaye de Saint Wandrille, elle encaustique les tables et chaises Thonet, la partie verticale du bar et le repose-pied. Elle frotte la tommette à grands coups de balai-brosse en faisant mousser la lessive Saint-Marc dont l’odeur de résine envahit la pièce. Elle passe la serpillère avec entrain et l’essore à pleine main en faisant couler l’eau sale entre ses doigts tordus. Vient le tour de la vitrine, qu’elle nettoie invaria-blement avec du papier journal chiffonné et trempé dans du vinaigre blanc. Les odeurs d’essence de térébenthine et de sève de pin prédominent. Louise est satisfaite. Elle moud ensuite le café pour la semaine et extrait une petite quantité de poudre qu’elle place dans le percolateur. Elle déguste son café à dix heures, assise sur la table où Rudolph, son père, aimait s’installer pour lire son journal. Après la pause, elle déshabille ses tables pour les endimancher de nappes à petits carreaux rouge et blanc, propres, amidonnées et bien repassées. C’est en 1966 que son père lui a fait livrer le Wurlitzer, juke-box aux cent « 45 tours ». Quand la chanson « Louise » de Gérard Berliner est sortie en 1982, elle s’est procuré plusieurs disques pour être sûre de pouvoir les remplacer. Ainsi, elle se trouvait en possession de la chanson culte de son père et se réjouissait de la lui passer autant de fois qu’il le souhaitait. C’est à la fin de cette même année que son cher papa s’est endormi un soir sans jamais se réveiller. Il est parti comme il avait vécu, avec élégance et discrétion.
Louise cuisine peu, mais elle fait beaucoup de pâtisseries qu’elle offre avec plaisir à ses mômes, comme elle les appelle. Ses gâteaux accompagnent les cafés et thés gourmands qu’elle propose à la clientèle. « Chez Louise » est un lieu paisible où se rencontrent parents d’élèves, enseignants, et quelques salariés des entreprises voisines. Il n’est pas rare de voir débarquer le père d’Agathe. Il est plombier et apporte généreusement sa compétence quand la vieille dame rencontre des problèmes techniques. C’est ainsi qu’il la remercie de prendre soin de sa fille pendant la semaine, à l’heure du déjeuner.
Aujourd’hui, Louise n’a pas son sourire habituel. Elle rit affectueusement de la boutade de Nils mais reste préoccupée. Elle recouvre un air triste et se réfugie à nouveau dans ses pensées. Les adoles-cents se lèvent, l’embrassent puis quittent le café. Agathe est troublée. Avant de passer le portail du lycée, elle fait demi-tour en abandonnant ses amis puis, court vers le café. La petite cloche carillonne. Louise est assise, la tête penchée à quelques cen-timètres de la nappe à carreaux. Elle relève la tête. Agathe remarque de grosses larmes coulant le long de ses joues. Certaines stagnent au creux d’une ride. Sans dire mot, l’adolescente entoure de ses
bras les épaules de la vieille dame. Cette dernière hoquète puis réprimande :
– Tu vas être en retard à l’école ma puce… File !
La jeune fille souffle :
– Louise, parle-moi ! Que se passe-t-il ? Es-tu malade ? J’ai perm en dernière heure, je prévien¬drai maman et je passerai te voir !
Dans un vrombissement plutôt comique, Louise se mouche et avoue avoir trouvé dans son grenier des courriers et quelques essais biographiques apparte¬nant à son père. En les lisant, elle a appris un se¬cret sur sa généalogie. Depuis cette découverte, l’émotion la dévore. Elle propose :
– Veux-tu que je fasse la lecture de ces textes et que je vous raconte l’histoire de ma famille pen¬dant l’heure du déjeuner ? Ainsi vous comprendrez que la vie peut avoir plusieurs visages !
– C’est une bonne idée ! Nous pourrions rebon¬dir sur ces témoignages pour nos exposés, si tu acceptes !
– File, ma puce, à tout à l’heure !
C’est ainsi que, pendant une bonne partie de l’année scolaire, Louise fait la lecture de son his¬toire familiale à la bande d’adolescents attentifs.