Premier Chapitre
1PHILIPPE GRANJEAN
Boulevard périphérique de Paris
20 août 2016, 17 h 30
F
rance Radio Information. Le journaliste annonça d’une voix faussement pathétique :
Environnement : Une nouvelle victime du réchauffement ?
Il continuait sur le même ton :
Un fait divers tragique s’est déroulé hier soir dans un petit village de la région du Dorset en Angleterre. Un quinquagénaire, M. Noah Green, a été retrouvé sans vie dans son jardin après avoir été mis à terre par des centaines de grenouilles. Celles-ci se sont agglutinées sur les bottes en caoutchouc vert du retraité causant ainsi sa chute. En effet, devant le manque crucial de femelles, les grenouilles mâles de la région sud-ouest de l’Angleterre sont devenues particulièrement agressives. On pense que c’est en voulant « sauver » ses nains de jardin victimes des accouplements sauvages de centaines de grenouilles mâles que M. Green s’est retrouvé à son tour « attaqué ». La mort ne serait pas directement liée à la chute, mais serait consécutive à une crise cardiaque.
L’homme dans sa voiture pressait rageusement la touche de son autoradio. Il cherchait de la musique. Il n’en pouvait plus du ton enjôleur du journaliste et de cette complicité malsaine que le chroniqueur radio essayait de créer. Il acceptait difficilement de devoir ingurgiter tous les malheurs du monde pour être amené à penser - comme la plupart des gens simples - que son sort était enviable et qu’il devrait avoir honte de vivre mieux qu’un réfugié syrien ou qu’un habitant du Darfour. Il savait que sous couvert de compassion c’était la grande entreprise de culpabilisation qui était en marche et que son travail de sape portait déjà ses fruits. Mais ce que l’homme exécrait encore plus que tout c’était le moment de la dernière « information » - avant le jingle insupportable de la fin du journal, ce moment où, selon la coutume, il fallait « caresser » les auditeurs - qui étaient restés jusqu’au bout - de la même manière qu’on récompense les chiens qui, pendant quelques secondes, ont eu le mérite de rester debout sur leurs pattes arrière. Ainsi la dernière note ‑ toujours teintée de légèreté voire de cocasserie - était le dessert attendu, la caresse perfide d’un instant de détente assurée pour ceux qui avaient subi les nouvelles constamment déprimantes du journal d’informations officielles.
D’après William James du poste de police du comté : « De nombreuses plaintes ont été déposées, venues de différents endroits de la région, où l’on mentionne que les grenouilles asphyxient les poissons rouges dans les bassins en tentant de s’accoupler avec eux, et que des flots continus de grenouilles assaillent dans les jardins les nains de jardins ou les bottes en caoutchouc vert qui sont très prisées de ces batraciens frustrés. »
Il était retombé sur la même station. Mais qu’est-ce qu’il en avait à faire de ces grenouilles ? Un long coup de klaxon le fit sursauter. Il s’était rabattu sans prévenir sur la file de droite, obligeant le conducteur de la voiture de derrière à freiner à mort. Une véritable queue de poisson. Il lui fallait absolument sortir de ce périphérique surchargé.
La baisse du nombre de naissances des femelles pourrait s’expliquer par le réchauffement global du climat. Interrogée sur ce sujet, Hélène Colin, une scientifique de réputation mondiale spécialiste des amphibiens nous apprend que : « Les populations de grenouilles et d’amphibiens sur tous les continents et dans une foule d’habitats différents sont en chute libre depuis une douzaine d’années. De nombreuses espèces ont disparu ou sont sur le point de l’être : une soixantaine d’espèces en quelques années. En fait, la situation est catastrophique. Quelle est la cause de cette vague d’extinctions des amphibies qui touche, il faut le rappeler, tous les biotopes, tous les environnements - même ceux qui sont protégés - de tous les continents de la planète ? Nous n’avons pas encore de réponses précises à ce sujet, juste la certitude que la source du problème est globale et qu’un lien certain existe entre le réchauffement planétaire, les radiations UV et la disparition de l’ensemble des amphibiens. »
Des grenouilles en plus ou en moins… En quoi cela le concernait-il, lui qui n’en mangeait même pas, pensait-il en tripatouillant le bouton des stations. Il trouva enfin ce qu’il cherchait, de la musique : Never an absolution, le titre phare du film le Titanic passait sur Fréquence liberté. Certains sons ou images - comme ceux de ce film qu’il avait vraiment aimé - déclenchaient dans son corps des sensations bizarres. Une chaleur montait en lui, irradiait tout son être. Il lui semblait sentir son cœur se gonfler. Le son de la cornemuse qu’il entendait à la radio libérait, enfouies au fond de lui, des images de landes désertes, d’océan en colère. Ce souffle celtique d’aventure et de voyage était comme une bouffée d’oxygène pur. Il générait en lui un sentiment immense de liberté et d’espoir.
Ce moment d’euphorie si particulier était passé, retombé comme un vulgaire soufflé. À la radio, la musique laissait place maintenant à une voix pète-sec :
Fréquence liberté information : La France connaît une vague de chaleur sans précédent. Les seuils de pollution ont largement été dépassés dans plusieurs villes de France, dont Lyon, Marseille, Strasbourg et Lille. À Paris, la situation devient très critique. Il est recommandé de rester chez soi et de n’utiliser que les transports en commun. Une réglementation stricte des déplacements est en cours d’élaboration. Une interdiction totale de circuler en voiture particulière serait même à envisager d’après certaines sources.
Il se racla la gorge en toussotant puis ferma la radio d’un geste sec. Cela faisait plus de dix fois qu’il entendait ces informations depuis le matin. Cela avait le don prodigieux de le mettre en colère, lui qui était déjà d’une humeur invariablement maussade. Qui pouvait honnêtement croire qu’on était sur la route pour son plaisir ? Qu’il avait le choix, lui, de réduire ou non ces monoxydes de carbone, ces oxydes d’azotes et que sais-je encore ? L’idée de rester chez lui pour sauver l’humanité des cataclysmes du réchauffement planétaire lui semblait plus que saugrenue. Il remonta le col de sa chemise en pestant. Il n’arrivait pas à régler cette foutue climatisation et il avait pris froid. Coincé dans ces embouteillages habituels, l’homme scrutait ses voisins d’un œil sévère en détournant la tête au dernier moment pour éviter leurs regards. Il se demandait pourquoi, dans les bouchons, ses concitoyens mettaient tant de soin et d’ardeur à se curer le nez.
Il détourna la tête avec dégoût et laissa errer son regard sur le paysage urbain qui l’entourait. Aujourd’hui, plus encore que d’habitude, il se sentait oppressé par ces tentacules de bitume et ces rangées de hautes tours agressives.
Coup d’accélérateur. Le moteur rugit. Il faisait partie lui aussi de cette meute d’engins motorisés hurlant et crachant. Freinage agressif au dernier moment. Il se devait d’être menaçant sous peine de perdre sa place dans la hiérarchie de la meute.
Il colla au pare-chocs arrière de la BMW de devant, serra à gauche au maximum. Puis il fit en sorte de ne laisser aucun espace libre. Enfin, centimètre par centimètre, il parvint à s’incruster dans la file. Cette opération angoissante qui avait duré treize minutes lui avait fait oublier de respirer. Treize minutes de souffle coupé et de muscles tétanisés avec un corps prêt à l’action, mais qui se trouvait, comme celui de tous les autres automobilistes, enserré dans sa caisse.
Profitant enfin d’un moment de répit, il se surprit à chercher des yeux une trace de nature. Aucun arbre, pas même des mauvaises herbes, rien ne pouvait lui indiquer que l’été resplendissait encore. La nature avait vraiment du mal à s’épanouir sur du bitume.
Alors il releva la tête pour essayer d’apercevoir un bout de ciel bleu. Il ne vit qu’une large écharpe grise, mélange de gaz et de fumée.
Des bips saccadés retentirent. C’était son téléphone portable.
― Allô Philippe ? C’est Maria. Tu n’oublies pas… pour ce soir. Au fait, tu en as encore pour longtemps ?
Elle enchaînait les phrases très vite. Elle avait l’habitude de ne jamais attendre les réponses.
Enfin, il put prendre la parole :
― Comment veux-tu que j’oublie, Maria ? Cela fait vingt ans que tous les vendredis soir, on va communier à la grande messe de l’Hypermarché, « le pays où le client est roi ».
Ce soir encore, pensa-t-il, il irait pousser son caddie avec les autres et comme tous les autres, il partagerait ce réconfort primitif, cette sensation apaisante - l’exilé du clan était voué à une mort certaine - de faire partie de la même tribu en accomplissant ce rite qui le maintenait dans la société humaine. Il poursuivit - lui aussi avait appris à ne pas laisser de temps mort :
― Je n’ai plus qu’un seul rendez-vous, le docteur Lavarenne à Ivry. Je serai de retour avant 19 h. Je suis déjà à Bagnolet et… Connard ! Tu vas l’avancer ta charrette ? Bouseux !
Une voiture avec le logo du Limousin, donc étrangère à son territoire, l’obligeait à ralentir.
Elle en profita pour reprendre la parole :
― Allons, Philou ! Elle savait pertinemment que ce diminutif l’agaçait, mais dans la partie de ping-pong qu’ils jouaient depuis de nombreuses années, elle l’avait utilisé spontanément pour « revenir au score ». C’était aussi, étant la seule à l’appeler ainsi, une façon à elle de marquer sa possession.
― Donc, c’est toujours d’accord pour se retrouver à 19 h ? Je ferai juste un saut à l’hôpital. Au fait, tu te rappelles que c’est ce soir la fin de la foire de l’électroménager et qu’on n’a toujours pas acheté le nouveau frigidaire ?
Il poussa un « ah » dubitatif avant de fermer son portable. Philippe Granjean allait fêter dans quelques semaines son cinquante-septième anniversaire et sa trente-huitième année de vie commune avec Maria. Ils s’étaient mariés en 1982 dans la petite église de Noisy-le-Sec en région parisienne. Elle travaillait dans une grande surface : caissière à Auchan depuis trente ans. Ils avaient attendu plus de dix ans la naissance de leur enfant unique Pierre qu’ils appelaient affectueusement Pierrot. Il était né alors que Philippe avait perdu tout espoir. Car rien ne marchait : les traitements anti-stérilité, les inséminations artificielles et même les essais de fécondations in vitro avaient été des échecs.
Mais Maria, elle, n’avait pas abandonné. Jamais elle ne s’était faite à l’idée qu’ils vieilliraient seuls sans enfant et un jour, sans qu’on sache pourquoi, il y eut ce miracle. Maria était enceinte. Elle mit au monde un magnifique garçon. Malheureusement, le miracle se transforma en cauchemar il y a un peu moins de quatre ans avec l’accident survenu à Pierrot. Il était depuis lors en réanimation et se maintenait dans un état non évolutif de coma profond au Centre Hospitalier de Saint-Denis. Les Grandjean avaient dû faire face, sans bruit, résignés comme les gens simples qu’ils étaient, en acceptant leur sort sans révolte. Les gens modestes ont accumulé tant de malheur dans leur inconscient depuis des générations qu’ils trouvent presque légitime qu’une catastrophe les frappe. La plupart d’entre eux font front en courbant l’échine et, comme tous les descendants des rescapés des famines, des guerres et de tous les fléaux de la Terre, font profil bas en sachant que le pire peut encore arriver. Alors que Philippe sombrait doucement dans la dépression, Maria, elle, se battait à sa façon, en gardant espoir, et en veillant tous les jours sur son enfant. C’était Maria qui, avec courage, seule face au vent mauvais, maintenait le cap.
Mais un malheur ne venant jamais seul, Philippe s’était retrouvé du jour au lendemain au chômage à peu près au moment où les médecins confirmaient le diagnostic : sa mère et sa belle-mère souffraient bien toutes les deux de la maladie neurodégénérative incurable d’Alzheimer. Ces nouvelles, de la puissance d’un tsunami, n’avaient pourtant pas englouti Maria qui, avec obstination, avait cherché et réussi, non sans mal, à trouver - ce qui était presque un miracle - des places dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes et atteintes d’Alzheimer, l’Ehpad « Saint Antoine de Padoue » à moins d’un kilomètre de chez eux. Elle et son mari avaient eu pour une fois de la chance : un été avec une très forte canicule avait considérablement clairsemé les effectifs de beaucoup d’Ehpad de la région. Une petite éclaircie dans la tempête. Fort heureusement, la famille Granjean allait finir de rembourser son petit pavillon de banlieue, ce qui lui permettrait de payer l’hébergement médicalisé. Il ne leur restait plus qu’une dernière traite ce mois-ci pour clôturer enfin leur prêt immobilier vieux de vingt-cinq ans. De plus, Philippe avait retrouvé - grâce à Maria - un emploi en CDI.
Cela faisait maintenant trois ans et sept mois que Philippe Granjean travaillait comme délégué médical pour les laboratoires COXA spécialisés dans les anxiolytiques et les antidépresseurs. La consommation de ces derniers avait augmenté de plus de 42 % en moins de six ans. C’était un formidable marché en expansion, ce dont Philippe profitait.
Il approchait d’un imposant bâtiment du dix-neuvième siècle, l’hôpital Stendhal, où il trouva facilement une place sur un parking étrangement vide.