Premier Chapitre
Septembre 2017Je me gare devant le bâtiment et reste quelques instants dans la voiture. La façade a complétement changé, elle est maintenant grise avec une grande baie vitrée. L’entrée principale a été déplacée le long de la route et un haut portail noir se dresse désormais face à moi. Resté ouvert pour l’occasion, il laisse apparaître la porte vitrée du bâtiment. Beaucoup de souvenirs se bousculent dans ma tête. Je sens mes forces me quitter au fur et à mesure que les minutes passent. Je peux encore changer d’avis et rentrer chez moi, bien à l’abri sous une couverture avec un bon bouquin. A l’abri de leurs regards et de leurs jugements qui ne manqueront pas... Je vois des hommes et des femmes s’engouffrer à l’intérieur et je pense reconnaitre certaines têtes. Que sont-ils devenus ? Je revois leurs visages tels qu’ils étaient il y a 10 ans, tous ces moments que nous avons passé ensemble... Stéphanie, Sabine, nous avons été inséparables pendant 3 ans, partageant les folies et les soucis d’adolescentes apeurées par le monde adulte qui les attendait. Nous étions si proches... Que reste-t-il de cette amitié à part des souvenirs ? Et les autres, aurais-je le courage de les affronter ou m’auront-ils simplement oublié ? Enfin, je pense à Jules, à ses yeux bleus et à son sourire que j’ai croisé tellement de fois. Et lui, sera-t-il là ? Se souviendra-t-il de moi ?
Je rassemble mes forces et descends de la voiture. Je dois savoir, affronter mon passé pour enfin tourner la page et aller de l’avant. Me voilà devant l’entrée en haut de laquelle une banderole a été accrochée pour l’occasion : « Lycée Paul Cézanne, Lauréats 2007/2008 ». Mon cœur fait des soubresauts dans ma poitrine, mon ventre est un véritable sac de nœuds. Pourquoi dois-je m’infliger cela ... Je pousse la porte du lycée et entre. Ici rien a changé bien que tout me semble plus petit aujourd’hui. L’escalier central que je trouvais immense à l’époque me parait soudain ridicule. Je balaie la salle du regard à la recherche de visage familier. Un buffet a été dressé au fond de la salle. Les murs blancs sont devenus gris avec le temps, la peinture s’écaille même par endroit. Près de la baie vitrée, des groupes se forment. Ils semblent tous enchantés de se revoir. Je continue d’avancer vers le buffet. Soudain je les aperçois à ma gauche. Mon cœur semble avoir raté un battement. Le même groupe tel que je l’ai quitté il y a 10 ans. Sabine tourne la tête vers moi et je vois son visage s’éclairer, elle ne m’a pas oublié.
- Elise !
Elle a l’air sincèrement ravie de me voir et me salue comme si elle m’avait quitté la veille.
- Sabine tu n’as pas changé, je suis contente de te revoir.
- Viens, il ne manquait plus que toi, le reste du groupe t’attends.
Stéphanie m’accueille avec un faible sourire, c’est moi où l’ambiance s’est soudain rafraichie ? Elle berce une poussette dans laquelle un nourrisson est en train de dormir.
- C’est ton enfant ? Toutes mes félicitations ! Tu me le présentes ?
- Oui c’est Mattéo, il a 6 mois, me répond-elle plutôt froidement.
Franck, Maryline et Julien viennent tour à tour me saluer. Nous échangeons joyeusement sur nos métiers respectifs, nos nouvelles situations familiales. Sabine est devenue médecin, comme prévu. Stéphanie est professeure des écoles, mariée à Mathieu, comme prévu aussi, et donc mère d’un petit Mattéo.
- Et toi Elise que deviens-tu ? me demande Stéphanie.
- Je suis agent littéraire et fiancée. Il s’appelle Lucas.
- Lucas ? Comme le garçon dont tu n’arrêtais pas de me parler en première et deuxième année de licence ? demande Stéphanie incrédule.
- Oui, nous avons fini par nous retrouver après nos études. Être ensemble était une évidence.
Tout le monde semble ravi pour moi. Et si les choses étaient aussi simples finalement ? Nous faisons le tour de la salle pour échanger avec nos anciens camarades de promo. Les gens ne changent pas vraiment, ils évoluent et grandissent, tout simplement. J’affronte le regard de ceux qui m’avaient tant méprisé il y a 10 ans. Aujourd’hui, je suis fière de la femme que je suis devenue, j’ai pris confiance en moi, ils ne me font plus peur. La plupart sont devenus médecin, avocat, ingénieur. Peu importe, je suis très contente pour eux. Ils semblent me regarder d’un œil différent maintenant. Comme si ma nouvelle assurance leur empêchait d’avoir une emprise sur moi. Ou bien m’ont-ils plutôt oublié ? Je revois mes coups de cœur du lycée et me moque gentiment de l’adolescente que j’étais. Comment ai-je pu être amoureuse de ces garçons-là ? Nous passons plusieurs heures à parler de nos souvenirs et à rire. Le temps d’une soirée nous avons à nouveau 17 ans et nous nous apprêtons à passer le bac à la fin de l’année. Mais il manque quelqu’un dans ce groupe que nous formions. Je parcours la salle du regard à sa recherche, en vain. Sabine me surprend et devine mes pensées.
- Je ne pense pas qu’il viendra Elise. Je ne sais pas si tu es au courant mais il est parti s’installer aux Etats-Unis après ses études.
Cette nouvelle me fait l’effet d’une douche froide. Je suis déçue, c’est en partie pour le revoir que je suis venue à cette soirée. Mais je me réjouis très vite pour lui, il a donc réussi à réaliser son rêve.
- Sais-tu ce qu’il devient ? je lui demande innocemment
- Il est designer à New York. Pas marié à ma connaissance. Mais tu sais il a pris ses distances depuis qu’il est parti, mis à part sur les réseaux sociaux, il ne donne pas vraiment de nouvelles.
La soirée se prolonge mais de mon côté le cœur n’y est plus. Tous les scénarios que je m’étais imaginé avant de venir tombent à l’eau. Quel gâchis... Nous nous apprêtons à nous diriger vers l’extérieur pour prendre un peu l’air, quand la porte s’ouvre brusquement avant que nous ayons pu l’atteindre. Un homme apparait dans l’encadrement. Cette fois mon cœur se fige complétement.
- Jules ! Tu as pu venir, c’est génial de te revoir ! s’exclame Sabine en se jetant dans ses bras.
En saluant chaleureusement chaque membre du groupe, il croise mon regard et ne le lâche plus, comme s’il essayait de sonder mon âme et de percer ses secrets. Une barbe naissante encadre son visage, quelques rides apparaissent déjà au coin de ses yeux bleus perçants. Ceux-là n’ont pas changé et ils me font toujours le même effet. Il a coupé ses cheveux et ne ressemble plus aux jeunes hommes de mes souvenirs. Il s’approche maintenant de moi et me salue rapidement, comme si nous ne nous connaissions pas. J’aimerais lui dire tellement de choses, lui poser la question que je me suis mille fois posée. Mais rien ne sort. Mon assurance, ma confiance en moi ? Envolées. Je lutte pour ne pas laisser les larmes monter. Je passe aux toilettes m’isoler quelques instants. J’inspire et expire lentement. Je vais me marier avec l’homme le plus fabuleux du monde, je n’ai pas besoin de lui dans ma vie. Il est temps pour moi de laisser mon passé derrière moi et de rentrer. Je retourne voir le groupe avec un grand sourire. Je ne le vois plus, il a dû déjà partir. Après avoir donné mon numéro de téléphone au reste du groupe, nous nous disons au revoir en nous promettant de nous revoir très vite sans nous perdre à nouveau de vue. Avant de me laisser partir, Sabine m’attrape le bras et me souffle à l’oreille :
- Ton sourire ne trompe personne Elise. Vous devriez vous parler.
- Tout va bien Sabine ne t’en fais pas, à bientôt !
Il y a tellement de choses qu’elle ignore. Elle est loin de savoir ce que je ressens.
Je descends les escaliers et me dirige vers la sortie. Soudain je l’aperçois à ma droite, discutant joyeusement avec Oriane et Cécile. Nos regards se croisent, il me dévisage de ses yeux intenses dans lesquels je me suis plongée tant de fois. Je cherche à travers eux cette âme que j’ai aimée puis perdue en 2008. Le temps semble suspendu autour de nous et je me sens soudain vulnérable, comme s’il lisait en moi, qu’il devinait mes pensées au milieu de toutes ces voix. J’aperçois un léger sourire se dessiner au coin de ses lèvres. Je tourne la tête et accélère le pas. Certaines choses ne peuvent pas être réparées.