Premier Chapitre
L’affluence des voitures a modifié le paysage de ce petit coin de Cévennes qui a bercé mon enfance. Les chemins forestiers sont embouteillés et le silence apaisant de la campagne a laissé place à un silence pesant, lourd de chagrin et de retenue.Comme pour rappeler que la vie continue et que la vie peut être belle quand on sait la saisir, le soleil brille sur les vestes grises et les robes noires.
Le cortège s’étire silencieux, soudé dans la forêt. Le pasteur Soulier marche en tête, sobre et rassurant dans sa robe noire intemporelle. Appuyé sur sa canne de châtaignier qu'il a lui même taillé pour l'aider à porter le poids des ans jusqu'au fin fond des montagnes, il avance lentement, donnant ainsi beaucoup de solennité à ce cortège. Petit et trapu, comme le sont les hommes d’ici, la poignée de main franche et ferme, le Pasteur Soulier est un cévenol pure souche. Elevé dans les montagnes à la rude, il n’a connu la grande ville que le temps de ses études à la faculté de théologie de Montpellier. L’appel de la terre a été le plus fort. Il n’a jamais conçu exercer son ministère loin de ses chères montagnes. Parce qu’il savait que là était sa place, de part la volonté de Dieu, auprès de ces gens humbles et dignes, fiers et courageux. Cela fait maintenant plus de trente ans qu’il a élu domicile à BoisRedon et chaque enterrement est une épreuve pour lui, car aucun n’était un inconnu pour lui. Et aujourd’hui, le fardeau est d’autant plus lourd qu’il amène à sa dernière demeure une amie, pas une simple connaissance. Alors, il marche lentement, enfermé dans son chagrin, pour qu’arrivé devant le caveau, il oublie sa peine et nous soulage de la nôtre. Puis, nous suivons, nous la famille, puis les amis et enfin les voisins, les connaissances, tous ceux qui un jour l’ont croisée. Tous ceux que la mort effraie et qui sont autant là pour eux (je suis encore vivant) que pour soutenir la famille.
« Lise, dite Lisette, vivait la vie pleinement et même lorsqu’elle a pris conscience de la maladie qui la rongeait, elle a voulu profiter de chaque instant, de chaque seconde de ce don de Dieu qu’est la vie. Elle s’est battue puis Dieu dans sa miséricorde l’a libéré de ses souffrances. »
La foule frémit instinctivement.
Le pasteur poursuit : « Lise est, pardon était, une véritable personnalité avec tout ce terme a d'affectueux dans ma bouche. Une figure locale, peut-être malgré elle. Car, ce qu'elle aimait dans notre coin retiré des Cévennes ce n'était rien tant que la sérénité des lieux qui rend possible le face-à-face avec soi-même. Qui n'a pas la vision de Lise, un bâton à la main, son chien sur les talons, arpentant ses sous-bois, toujours attentive à ce que « la propriété » soit bien entretenue, comme au temps de son père et avant lui du père de son père. Parce qu'on n'est jamais propriétaire de la terre. Elle nous est prêtée, le temps d'une vie quand on a de la chance et notre devoir est de la transmettre à nos enfants, avec tous les sacrifices que cela occasionne. Et Lise connaissait le prix des sacrifices. Mais elle acceptait car elle avait cette force qui pousse toujours vers l'avant. Cette force, elle la tirait de la terre. Et si l'on veut comprendre Lise, il faut connaître son amour viscéral pour sa terre.
Car si vous tous, vous voyez en Lise, le médecin, elle se définissait simplement comme une cévenole, sans plus de prétentions. Et pourtant des ambitions, elle aurait pu en avoir ! Combien d'exemple avons-nous de fille de paysans devenue par simple passion un médecin en un temps où les filles devaient être épouses avant tout. Du moins dans notre contrée très rurale. Lise a su dépasser tous les obstacles : famille à convaincre, financement à trouver, préjugés à combattre. Sa soif d'apprendre, sa vocation pour la médecine ont eu raison de tous les obstacles. Et c'est dans un grand hôpital parisien qu'elle a fait ses premiers pas de médecin. Mais loin de son Bois-Redon, Lise languissait. On peut avoir une volonté de fer et être tendre.
Lisette aimait ce pays rude, elle avait choisi d’y revenir malgré tout, malgré la tentation de la capitale. Et c’est sans amertume, sans colère, qu’elle a vécu dans le cadre de son enfance.
Revenue au pays, elle s'est mise au service des siens. Et elle n'en a été que plus respectée. Ses paroles étaient écoutées, jamais commentées, ses actes étaient respectés. Quels qu'ils soient ! Mais je peux vous dire sans trahir sa confiance, si elle était conscience de son pouvoir sur vous, elle n'en abusa jamais. Ou alors, pour ce qu'elle considérait comme l'intérêt de tous.
Lise, c'est surtout une femme dans sa plénitude : épouse aimante et attentionnée de notre regretté Alphonse, mère attentive et chaleureuse d'Isabelle, mère courage aussi pendant la captivité d'Alphonse. Et Lise était devenue avec un bonheur non dissimulé mémé Lisette pour ses deux petites filles Myriam et Estelle. Elle eut même le bonheur de connaître ses arrières petits enfants, et cela, elle le disait elle-même, c'est suffisamment rare pour apprécier chaque instant comme le dernier.
Quand je venais la visiter les derniers temps, elle était sereine. Elle disait cependant « J’ai longtemps parcouru la vie comme spectatrice de ma propre vie. Maintenant que le terme s’approche, je sais que ma place est ici. Entre les pins et les châtaigniers de cette forêt, auprès de ma famille, la visible et l’invisible. Je n’ai pas peur car je suis attendue. Je ne serai pas seule. J’ai élevé ma fille seule pendant la guerre. J’ai vu mes petites filles devenir femmes. Je me sens plus libre de partir. »
Un grand silence accompagna les paroles du pasteur.
Je me rapproche de ma sœur, Myriam. Derrière moi, je sens la présence rassurante de mon mari. Devant nous, nos parents se soutiennent mutuellement, dignes.
« Prions pour elle. Notre père … »
La foule reprend la prière ancestrale, d’abord timidement puis avec ferveur. La voix enfle et entoure, le cercueil, la famille, elle se répand jusqu’au mas en dessous et va se perdre dans les cimes de la montagne.
Plus près de toi, mon Dieu, apprenions-nous enfants.
Le reste se déroule dans un brouillard. L’intensité de l’émotion retombe et la fatigue marque les traits.
Ma grand-mère a peuplé ma vie, de l’enfance à l’âge adulte. Je me sens vidée d'une partie de moi-même, comme bancale.
Une vie. Je ne l'ai pas vue passer.
Je sens toute la tristesse de ma famille. J'ai envie de leur souffler que tout va bien, que je suis en paix.
J'ai eu beaucoup de défauts, d'imperfections, d'impatience, de colère, contenue ou non.
J'ai essayé souvent, pour être toujours la première, j'ai échoué parfois (et les échecs furent à la hauteur des ambitions, grandioses ... si l'on peut dire).
Mais il y a une chose que je pense avoir réussi, c'est ma famille. A partir du jour où je suis devenue mère, je me suis oubliée pour me consacrer à elle. J'ai tout donné avec la même rage que je mettais dans une quête professionnelle quelconque, une reconnaissance incertaine. Un sourire d'enfant, une petite main confiante dans la mienne et chaque jour était magique. Et la magie s'est poursuivie avec mes petites filles et trop peu (manque de temps) avec mes arrière petits enfants.
Que nos montagnes sont belles quand même. Je regarde (puis-je encore dire ainsi ?) les gens se disperser par petits groupes. Le temps est froid, mais beau. On s'attarde, on prend des nouvelles des uns et des autres. On montre qu'on s'intéresse, qu'on est bien intégré au village.
Certains s'approchent de moi. Enfin, de ma tombe, puisque j'ai l'impression que mon moi véritable vit encore. Un court instant de communion et ils repartent vaquer à leurs occupations.
Un grand monsieur enveloppé dans un manteau bien cintré et coiffé d'un feutre très élégant mais d'un autre temps s'approche le dernier. L'attitude est digne mais je prends le temps de l'observer car je vois ses épaules trembler. Il est seul. Personne ne l'accompagne. Personne ne lui parle. Personne ne semble le connaître. Il garde la tête obstinément baissée. Ce n'est que lorsque je l'entends murmurer « Oh! Ma Lise, ma Lise ... » que je me fige.
Il est là, après tant d'années. Trop tard. Mais il est là ... Charles.
J'oublie ce qui nous a séparés pour ne retenir à l'heure de l'ultime adieu que ce qu'il y eut de beau entre nous. J'oublie la mort, j'oublie la vieillesse, j'ai à nouveau vingt ans et je suis amoureuse comme je souhaite à tout le monde de l'être un jour.
Des présents à mon enterrement, peu de gens connaissent Charles. En fait, à part Louison, ma fidèle amie, ma confidente et quelques vieux de mon âge, il est un parfait inconnu. Charles est parti depuis plus de cinquante ans. Ça fait mal de compter le nombre des années. Il est parfaitement naturel que personne ne vienne vers lui. Qui le reconnaîtrait tant d'années après ? Et serait-il persona grata ? Je ne suis pas sûre que le temps ait cicatrisé toutes les blessures (véritables ou d'amour propre). Même si c'était le cas, qui pourrait parler de Charles et moi ? Personne, à part peut-être cette pauvre et chère Louison. Mais sa mémoire vacillante lui permettra-t-elle ?
Je secoue mes mèches blondes. Je n’aime pas me laisser aller à la sensiblerie. Surtout me concernant. De toute façon, je n’ai pas le temps.
Cette foule est aussi là pour nous, maintenant que Mamé Lisette a rejoint ses parents et son grand amour Alphonse.
Elle repose dans le caveau construit par son mari sur la propriété, symbole à lui tout seul de l'histoire du protestantisme. L’esprit d’indépendance, le vent de rébellion qu’il suscitait effrayait tellement l’Eglise Catholique qu’elle a combattu les protestants jusque dans la mort, jusque dans le droit à une sépulture, et cela dès le XVIème siècle. Après une brève période de tolérance, la révocation de l'Edit de Nantes a signifié pour les protestants la clandestinité : jusque dans l'ensevelissement de ses morts. Notre propriété en porte encore les traces : sous les châtaigniers ancestraux, au flan de la montagne, sans autre marque qu'une pierre dressée à la tête, une pierre dressée au pied, nombre de mes ancêtres sont enfouis, dans leur montagne. Dans ce que nous appelons entre nous, le cimetière-vieu. Nous sommes incapables de lire les noms sur les pierres tombales sommaires. Je ne sais même pas, si en ces temps de clandestinité, ils ne furent jamais gravés.
Mon grand-père Alphonse, lui, a voulu concilier tradition et modernité. Tradition en construisant son caveau sur la propriété, sous un châtaignier majestueux, modernité parce que ce caveau est à la vue de tous (nous ne sommes plus clandestins et nous l'affichons) et il est en dur (un bon vieux ciment bien pérenne).
Ce caveau au milieu de la propriété, je l'ai toujours connu. Mon grand-père le premier l'a habité. Les morts au milieu des vivants font partie de notre quotidien. Et cette omniprésence, loin d'être envahissante ou attristante, me rassure. Je sais qu'il en est de même pour chacun d'entre nous. Nos morts sont avec Dieu mais avec nous aussi. Le lien n'est pas rompu.
Maintenant, il nous faut faire preuve de civilités, malgré tout. Et après tout, c’est peut-être mieux. Autant être rationnel. Gardons notre énergie pour des combats que nous pouvons gagner. Je ne suis pas Jésus et Mamé Lisette n’est pas Lazare.
Petit à petit, tous se sont éparpillés. Certains sont encore au mas à parler de moi ou à parler tout court. Maintenant qu'il est seul, Charles se redresse et se découvre. Ses traits fins sont restés les mêmes, quelques rides fines sont simplement venues strier sa peau. Ses cheveux ont complètement blanchi et cela lui donne la noblesse qui lui manquait. Il n'est plus le dandy de ses vingt ans, beau et brillant, mais superficiel. Il est un vieil homme noble au regard profond emprunt d'une intelligence alliant celle du cœur et de l'esprit. Les épreuves l'ont embelli, anobli. Il est devenu aux yeux de tous le Charles qu'à l'époque j'étais seule à voir derrière le vernis du dandy. J'avais raison de l'aimer ...