Premier Chapitre
CHAPITRE 1 : L’aire des CassettiLe grand ventilateur plafonnier tournait. L’atmosphère était lourde et orageuse. Les persiennes ajourées laissaient passer des zébrures dorées. Un faible halo lumineux embrumait la chambre. Tous ces contrejours jouaient avec les ombres, et il était difficile de distinguer précisément le contenu de la pièce. Pourtant, dans un coin, une masse sombre. En s’approchant : une femme, assise, les jambes pliées vers le haut, ses bras tenant ses genoux. Non, pas assise. Mais prostrée, comme un animal blessé. Son regard était fixe et son visage immobile. Un regard vide, comme un abîme de détresse.
Juliette grelottait, mais il faisait chaud. Sur son visage coulaient des larmes. La sueur inondait ses vêtements. La fièvre ? Les nerfs ? La chaleur ? Le froid ? La tristesse ? Peut-être bien un peu de tout cela...
Son cerveau avait décidé de ne plus penser tant la douleur était grande. A cet instant, elle aurait tant souhaité qu’il arrête de fonctionner. Mais sa machine à gamberges n’avait pas de bouton off. De plus, elle devait vivre. Elle l’avait promis. Il n’était plus question de suicide cérébral. Tel un réflexe d’immunisation à la souffrance, son esprit se plaça en mode léthargique. Alors, comme dans un état proche de celui de la mort imminente, Juliette revit défiler son passé...
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Mai 1968...
- Juliette ! Juliette ! C’est l’heure de manger.
Comme tous les midis, Maria Cassetti appelait sa fille. Pas besoin d’inspecter la maison, elle savait pertinemment que sa petite de huit ans se trouvait à l’extérieur. Et l’extérieur de la résidence des Cassetti, c’était quelque chose ! Une propriété de trois mille mètres carrés sur les hauteurs de Salon de Provence, à proximité immédiate du centre ville. Un indéniable avantage qui permettait, aux époux, de ne pas sortir continuellement leur DS Citroën pour aller faire les courses chez les épiciers locaux.
Monsieur, médecin généraliste, exerçait dans son cabinet de centre ville et madame était gynécologue à l’hôpital Saint Roch à moins d’un kilomètre. Alors dire que les Cassetti disposaient de tout à proximité, relevait d’un doux euphémisme. Ils disposaient, en outre, d’une extraordinaire tranquillité.
Autre avantage remarquable, la demeure était adossée à la falaise où s’accrochaient des pins d’Alep. Un abri naturel contre le froid mistral et un parasol écologique pour la terrasse.
Le domaine étant clôturé par un haut mur et un portail en bois massif, Juliette pouvait y jouer en pleine sécurité. C’était son royaume. Fait de cabanes inachevées en guise de palais. De poupées et d’animaux féériques à qui elle confiait ses secrets. Elle y construisait des mondes imaginaires tout droits sortis de ses lectures du coucher. Un monde aventureux semblable aux péripéties du « Club des Cinq » de la Bibliothèque rose. Un univers facétieux comme celui des « Malheurs de Sophie » de la Comtesse de Ségur. Et ce terrain de jeu était truffé de cachettes bien exploitées par la gamine.
Du haut du perron de la salle à manger, maman Cassetti se demandait bien d’où allait surgir, cette fois-ci, son espiègle de petite fille.
- Juliette ! dernier appel ! Sinon, privée de dessert.
Le mot magique ! Qui la faisait rappliquer à chaque fois et Maria le savait bien. Descendant du vieux tilleul certainement centenaire, la fillette arriva en courant vers sa mère, les genoux écorchés et couverts de mousse.
- Regarde-toi ! Dans quel état, tu es encore ! Allez ouste, va te laver les mains.
- On mange quoi ?
- Eh oui, ça creuse l’activité au grand air. Surtout quand on est hyperactive.
Juliette était une petite brunette absolument magnifique et adorable. Adorable, car sa spontanéité la rendait authentique. Curieuse de tout, c’était une vraie pipelette. Toujours une question à poser qui suivait la précédente et qui précédait la suivante. Epuisant parfois pour ses parents, et on pouvait le comprendre. Ils auraient pu à maintes reprises botter en touche. Déviation quasi impossible ; la pertinence des interpellations de la petite méritait à chaque fois une réponse. De plus, son opiniâtreté ne supportait pas l’esquive. Mais c’est bien cette curiosité assouvie qui la faisait progresser plus vite. Une capacité de raisonnement supérieure et une maturité plus précoce que celles de ses camarades de CM1, de l’école des filles Sainte Thérèse de Salon de Provence.
Les origines napolitaines des Cassetti imposaient, avant chaque repas, le traditionnel Bénédicité récité à chaque fois par Francesco le frère de Juliette, treize ans. Cinq ans de plus que Juliette. Le jeune garçon avait les mêmes très fins que sa sœur. Un visage presque féminin. Le même teint mat méditerranéen. Brun avec les mêmes yeux clairs. A la différence près, que ceux-ci étaient cerclés de fer par des lunettes de vue. Myope de naissance, il n’y voyait goutte sans ses carreaux.
Autant Francesco et Juliette se ressemblaient physiquement, autant leurs personnalités étaient diamétralement opposées. L’inverse et son contraire. Quand Juliette ne tenait pas une minute en place, Francesco, lui, était calme et posé et préférait la lecture aux gesticulations d’extérieur. Elle, démonstrative et extravertie alors que lui était réservé, presque introverti. La sœur affichait ouvertement une aversion pour ses devoirs d’école et bâclait leur réalisation, ou non, quotidienne. Le grand frère, quant à lui, était scotché à ses leçons et c’était le plus souvent sa mère qui l’y en sortait. Enfin, la petite, bien qu’ayant de bons résultats, avait régulièrement droit sur son carnet scolaire à : « enfant dissipée...peut mieux faire...amuse les autres... ». Lui, toujours premier de la classe, c’était plutôt : « Exemplaire...Très bon travail...Elève sérieux et agréable... »
Ils avaient cependant une chose en commun : Aider son prochain. Combattre l’injustice. L’éducation parentale judéo chrétienne n’était peut-être pas étrangère à ces valeurs. Mais là encore, autant Juliette avait du mal à supporter ce carcan idéologique, la religion ce n’était pas son truc, autant Francesco en faisait sa raison d’existence. Il était profondément croyant et pratiquant. L’église Saint Michel de Salon le connaissait bien puisqu’il assistait régulièrement le curé en tant qu’enfant de chœur lors des offices. Les messes matinales du matin, les célébrations dominicales, les vêpres du dimanche après-midi. Tout y passait. Il répondait invariablement présent et était toujours disposé à remplacer ses camarades, à leur plus grande joie d’ailleurs.
L’amour de Dieu était fortement ancré en lui. Il avait commencé la lecture de la Bible. Il savait déjà ce qu’il voulait faire de sa vie. La consacrer au Seigneur pour rendre le monde meilleur. C’était déjà décidé : il sera prêtre. A la plus grande fierté de ses parents. Eh oui !
-
Ce jeudi de mai 1968, jour de congé scolaire hebdomadaire, avait permis à la famille de se retrouver pour déjeuner. Cesare Cassetti, le père, avait allumé sa pipe et l’odeur douce caramélisée caractéristique du tabac Amsterdamer emplissait la salle à manger.
- Ca sent trop bon ta pipe, Papa ! On dirait des bonbons. Observa la petite Juliette en essayant d’aspirer des volutes de fumées.
Une autre époque où même les médecins n’avaient pas encore conscience des dangers du goudron et de la nicotine. L’évocation des friandises avait ouvert une dimension gustative dans le cerveau de la petite :
- Maman, je peux prendre un Cha-Cha ?
- Un « maman s’il te plait », serait le bienvenu !
- S’il te plaît maman ?
- Dans le tiroir de la cuisine. Et tu n’en prends qu’un. Je trouve que tu as pris un peu de poids ces derniers temps.
- Merci maman.
Cesare avait ouvert le journal « Le Provençal »et commentait l’actualité :
- Ca y’est, c’est parti pour une grève générale. C’est un vrai dangereux ce Cohn-Bendit. Il y a déjà suffisamment de problèmes de chômage avec les difficultés du bassin sidérurgique lorrain. Et c’est la même chose dans le textile ! La France n’a pas besoin de ça.
Les trente années glorieuses avaient créé la société de consommation mais aussi la destructrice concurrence internationale. La télévision en noir et blanc du salon des Cassetti et la machine à laver dans la cuisine étaient là pour attester de cette vague consumériste. Sauf qu’une majorité de ménages français ne possédait pas encore ces équipements. Une inégalité sociale qui avait attisé les braises de mai 68, mon cher Cesare.
- Et ces étudiants ! Ils n’ont même pas commencé à travailler et ils veulent déjà donner des leçons à De Gaulle. Tu te rends compte Maria ! Ah, je t’assure la jeunesse d’aujourd’hui. Ils n’ont même pas connu la guerre. C’est de la vache enragée qu’il faudrait leur faire manger ! Je te le dis, de la vache enragée ! Et quand tu vois ces tignasses. Un bon coup de tondeuse, ça leur rafraîchirait les idées. Je ne sais pas où est ce qu’on va.
- Calme-toi Cesare. Tu te fais du mal pour rien, lui lança Maria du fond de sa cuisine.
- N’empêche que de mon temps...
C’est vrai Cesare, de votre temps, la population se contentait de peu. La guerre avait freiné un temps les achats des ménages. Quand il n’y avait rien à acheter, alors peu c’était beaucoup. Mais c’est bien votre génération, qui avait créé cette boulimie de consommer, et en premier plat, la voiture.
Vous rajoutiez à cela, un pouvoir conservateur non enclin à écouter les jeunes. Une jeunesse en recherche d’identité, exacerbée par les messages des nouveaux groupes musicaux comme Les Beatles. Un besoin de libération sexuelle. Mais surtout une nouvelle génération en réaction contre la guerre du Vietnam. Et alors, vous compreniez aisément pourquoi ce cocktail de causes fut détonant sur les pavés de Paris.
- Et en plus ils fument de l’herbe ! Conclut Cesare.
- Berk ! De l’herbe ! Mais ils sont fous ! C’est fait pour les vaches, l’herbe !
Cesare préféra ne pas relever la remarque de Juliette au risque de s’embourber dans des explications compliquées.
Francesco, lui, pouffa de rire suite à la réaction de sa petite sœur qui, faussement vexée, sauta aussitôt de sa chaise pour aller chatouiller son grand frère sous les bras. Le point sensible de son ainé qu’elle connaissait parfaitement. L’arme redoutable de Juliette contre Francesco qui compensait largement le déficit physique de la petite. La preuve Francesco capitula immédiatement en serrant Juliette dans ses bras avec en prime un bisou sur le front.
Ces deux là s’adoraient. De souvenir de parents Cassetti, pas une vraie dispute pour venir troubler cet amour fraternel. Des chamailleries, oui. Des conflits, non. Il est vrai que l’immense tolérance et l’infinie patience de Francesco constituaient, à elles seules, un véritable gage de paix entre eux.
Il cédait tout à sa petite sœur. Bien que plus jeune, il l’autorisait même à participer aux activités avec ses amis adolescents. Là, où plus d’un frère, gêné par la présence d’une gamine, l’aurait envoyée balader manu militari. Non seulement il la supportait, mais il avait en réalité continuellement besoin de sa présence. C’était son brin d’énergie.
Juillet 1974...
Six ans plus tard, Francesco intégrait le grand séminaire francophone de Québec au Canada. Sa foi chrétienne s’était renforcée au fil des années et il était sûr de son bon choix. Il avait obtenu son baccalauréat littéraire, option latin évidemment, avec la mention très bien. Légitime récompense de son investissement scolaire.
En cette année 1974, le tout nouveau président de la république s’appelait Valéry Giscard d’Estaing. A quarante-huit ans, il devenait le plus jeune chef d’état français depuis 1895. Une élection en réponse au besoin d’émancipation exprimée par la jeunesse ? Peut-être. En tout cas, c’était l’avis de Cesare qui, mécontent, avait alors déclaré :
- « Ca y’est les jeunes prennent le pouvoir ! ».
Force était de constater que le tout récent locataire du palais de l’Elysée avait entendu leur voix puisqu’une des premières décisions de son mandat avait consisté à faire baisser l’âge de la majorité civile de vingt et un à dix-huit ans. Cette loi avait favorisé l’acceptation de Francesco à l’école des prêtres, âge majeur oblige. Cela constituait, pour lui, un juste retour de son incommensurable amour pour Dieu.
Il partait pour de longs mois d’absence. La vie en communauté religieuse l’imposait, mais le coût et la complexité des trajets en réduisaient la fréquence des voyages. Par conséquent, les retours à la maison ne pourraient s’effectuer qu’une seule fois par an.
Lorsqu’il avait pris le train à Salon de Provence, il était tiraillé entre la joie et le chagrin. Francesco était radieux car enfin son rêve se réalisait. Mais triste, car Juliette avait délibérément choisi de ne pas l’accompagner sur le quai de la gare. Elle était restée cloîtrée à la villa Cassetti, avec le sentiment d’être abandonnée par son frère.
Pourtant, elle le savait depuis longtemps. Francesco devait partir un jour. Elle l’avait envisagé et intégré. Mais lorsque le moment de la séparation fut arrivé. Quand son grand frère chéri l’avait prise dans ses bras pour lui dire au revoir. Elle avait craqué. Elle s’était effondrée en larmes. Les douces paroles rassurantes de Francesco n’avaient pas suffi à la réconforter. Elle avait serré son frère de toutes ses forces comme pour emplir son corps de sa provision fraternelle. Puis, elle s’était détachée de lui pour s’enfuir et s’enfermer dans sa chambre.
C’était un pan de son corps qui s’effondrait. On lui avait retiré l’étai de sa vie. Son soutien face aux difficultés rencontrées lors de sa précoce puberté. Son rempart face aux critiques incessantes de ses parents qui jugeaient le comportement de leur fille trop insolent. La disparition de son confident vers lequel elle confessait toutes ses envies et ses faiblesses.
Sur son lit, Juliette s’était mise en position fœtale. Elle avait mis son pouce dans sa bouche. Et en enlaçant son gros ours en peluche, elle s’était endormie, épuisée par cette cascade d’émotions.
Six ans s’étaient écoulés. En cet été 1974, mai 1968 était déjà loin dans le rétroviseur, mais cet épisode avait profondément modifié la donne. La nouvelle génération avait imprimé sa marque. Le festival de Woodstock représentait la référence planétaire de la vague hippie qui avait déferlé sur la jeunesse française. Un mouvement pacifiste déjà bien installé en France.
La musique était l’oxygène de ces jeunes en pleine ébullition. Et Juliette respirait à fond ce souffle de liberté, au grand dam des parents Cassetti. Seulement voilà, ces derniers, trop accaparés par leurs occupations professionnelles, laissaient énormément de latitude à l’adolescente de quatorze ans. Et il faut bien dire que celle-ci profitait largement de cette indépendance. Les parents avaient en réalité quelque peu baissé les bras, usés par leurs nombreuses réprimandes sans effet sur leur fille. En outre, Francesco n’était plus là pour assurer le relais. Un relais fraternel, qui produisait auparavant, il faut bien le dire, plus de résultats que l’autorité parentale.
Juliette était sans conteste une des plus belles jeunes filles de Salon de Provence. Une magnifique crinière brune tombant jusqu’au bas de son dos encadrait un visage enfantin. De grands yeux vert clairs mis en valeur par de longs cils, lui conféraient un regard pétillant et expressif. Le doux grain de sa peau mat, presque métissée, et son petit nez retroussé finissaient de lui donner un côté puéril. Un visage juvénile en fort contraste avec son corps. Un corps déjà de jeune femme aux formes sensuelles. De beaux seins pointus, une cambrure de reins faisant ressortir des fesses fermes et rondes. Une taille de guêpe. Le tout perché sur de fines jambes. De quoi affoler, sur son passage, un régiment de jeunes hommes. Et c’est bien ce qui se produisait. Juliette laissait derrière elle, des épidémies de torticolis.
Elle, légèrement boulotte dans son enfance, s’était comme étirée au fil des années. Elle était aujourd’hui mince et mesurait près d’un mètre soixante-dix. Au final, elle portait facilement deux ans de plus que ses quatorze ans. A cause de sa beauté presqu’irréelle, d’aucuns l’appelaient « la Madone de Salon ».
Un surnom qui résonnait déjà comme une prémonition...