Premier Chapitre
A ma naissance, bien que rien n’indiçât chez moi l’héritage d’un don particulier, on m’avait toutefois servi un peu d’originalité. Surtout vu d’ici ! Mon père m’avait choisi un drôle de prénom. « Qui vin d’ ché mé ! »1 confirmait-il, à sa sauce patoise, quand on lui demandait. Datant qui-plus-est d’un siècle révolu : Farman !Oui, vous avez bien lu ! Farman ! Au moins, ne risquais-je pas d’en rencontrer beaucoup d’autres sur mon chemin. Le fait est que je n’en croisai aucun.
Aujourd’hui, à trente-deux ans, je suis (à ce qui se dit) un homme de brousse, un enfant du cru. D’aucuns y mettent là du respect, d’autres beaucoup moins. Pour ma part , je sais simplement d’où je viens, et je suis reconnaissant à mes parents de ne pas m’avoir enfermé dans un seul point de vue. J’ai vu le jour au Sahel, à la maternité de Djibo, un petit village de Haute-Volta entouré d’acacias. Enfin, entendez par « petit » que j’avais à l’époque tout loisir de m’y promener sans me perdre et que, précisément dans ses ruelles, presque tout le monde connaissait mes parents : « Tiens, voilà le bajjo 2 de Penda et d’Augustin. Alors, comment vas-tu binguel 3 ? » Les gens m’aimaient bien.
Mais ce Djibo-là n’était pas non plus qu’un simple hameau avec quelques cases et son campement d’éleveurs. De fait, je me souviens parfaitement d’un dédale de venelles et de quartiers dans lesquels j’avais tardé à m’aventurer par crainte d’indiscernables secrets en embuscade. Je n’oserais les découvrir qu’au fur et à mesure, à la vitesse modérée de mes courtes jambes. Leur écheveau m’apparaissait en ce temps comme un immense terrain de jeu, aride et poussiéreux, qui m’avait été ouvert à l’occasion de mes premiers pas hésitants. Mon père, tout fier de me voir prendre de la hauteur et me dresser enfin sur mes pattes-arrière, avait entrebâillé le portail clos de notre concession et confié à mon oreille (pour me tempérer) que je n’aurais le droit de sortir qu’à seule condition d’être bien accompagné : « T’entends, bonhomme ! Tu ne dois jamais te risquer tout seul au dehors. Les chiens sauvages ne feraient de toi qu’une bouchée ! » Je n’avais pas tout compris de cette image crue, vu que Wandou, mon chien-à-moi, avait pour habitude de me toiletter de la tête au pied après chaque repas et qu’il me laissait lui agripper la queue ou les oreilles sans rouscailler le moins du monde. Mais le ton, dont avait usé mon géant de père, était suffisamment éloquent et dissuasif pour que je m’en souvinsse après coup. Quoiqu’il en soit, ma démarche dandinesque devint rapidement conquérante, qui me risqua toujours plus avant, mais sous l’œil maternel et accompagnateur de Fatou, ma jeune tante de sept ans. « Tu viens Farman, on va se promener ? »
Sûr que je n’allais pas manquer ça ! Nous partions alors tous les deux, elle souvent avec sa calebasse en équilibre sur la tête, et moi, avec ma main dans la sienne et la bouche pleine de questions. Nous allions faire les courses. Ou pas.
Fatou me faisait visiter la ville, « presque partout ! » A l’exception toutefois d’un secteur où il nous était formellement interdit, à nous les sukkabe 4, de s’aventurer. Et ce, quelle qu’en fût la raison. Les lieux en question avaient mauvaise réputation. Ils étaient habités, disait-on, par des esprits malfaisants qui guettaient nos toujours possibles errances, à des fins boulimiques et cannibales. De quoi nous dissuader avec autorité. Au point qu’encore aujourd’hui, le simple fait d’évoquer ce passé enfantin suffit (par un réflexe pavlovien, j’imagine) pour que j’entende à nouveau claquer, à titre d’avertissement, les mâchoires affamées et pleines de dents, de ceux qui nous racontaient pareilles billevesées. Ils s’y appliquaient de préférence le soir, à la veillée, lorsque la fatigue nous mettait à la merci des incertitudes de l’ombre et que leurs histoires avaient le plus de chance de nous impressionner. D’ailleurs, comme par un fait exprès, leurs récits s’arrêtaient toujours au moment le plus palpitant, c’est-à-dire aux effets les plus atterrants, sans plus d’explications que ça. Avec la satisfaction imbécile de nous voir nous boucher les oreilles en fixant, apeurés, leurs mandibules excessives. C’était à la fois long, bref et frustrant, mais c’était largement suffisant pour nous tétaniser. Nos questions restaient donc en suspens, faisant toutefois naître en nous une dangereuse curiosité qui aurait pu nous pousser insidieusement à la désobéissance. En tous les cas, moi, à cette époque, j’avais été drôlement tenté. Mais pas fou au point ! Même si l’idée de m’approcher de la zone incriminée me trottait volontiers dans la tête. Ce, seulement quand la lumière du jour en éclairait encore les contours, car dès que la première heure entre chiens et loups happait ledit quartier, tel un maléfice, j’en oubliais bien vite toute prétention. D’autant, qu’en fin de journée (j’avais observé le phénomène pendant des semaines), c’était sans conteste cette partie honnie du village qui se peuplait en premier de sombres mystères, ne manquant pas de faire galoper plus que nécessaire l’imagination fertile des enfants. Et la mienne en particulier n’était pas en reste, qui allait jusqu’à me faire entendre dans les profondeurs de la nuit des bruits que je n’arrivais pas à identifier, des bruits sans noms dont je préférais ne pas déterminer l’origine. Mon flair me disait que leurs auteurs s’en donnaient à cœur joie dans de drôles de sabbats et qu’il valait mieux me tenir à l’écart de cette inquiétante promiscuité. Et puis au petit matin, vers l’Est, les toits et contours ocres de leurs cases en terre crénelaient à nouveau l’horizon, comme si de rien n’était, à l’avant-garde d’un jour nouveau. Alors sur le ciel blêmissant, leur découpe sombre se détachait, nette et précise, prête à accoucher d’un soleil rouge qui, dans son ascension, finirait rapidement par m’éblouir. Pour tout dire, voir Nâ'ngue 5 surgir ainsi du ventre animal de ce quartier maudit limitait mes envies d’en connaître davantage. D’ailleurs, on m’avait suffisamment prévenu et fait la leçon : comme quoi je ne devais jamais prétendre le regarder en face, pas plus que songer à m’en approcher. Pour ça, pas de risque, la frousse me tenait éloigné de cette diable zone pestiférée ! Je n’y allais donc jamais. En tous les cas, pas sciemment. Je dis ça parce que je me souviens parfaitement qu’à l’occasion, durant mon sommeil, il arrivait de manière fortuite, subreptice et à contrecœur, que je sois contraint de m’y rendre, emporté par d’épouvantables cauchemars me hérissant les poils. C’était aussi vrai, lorsqu’un accès de fièvre maligne m’engluait l’esprit, m’entraînant là-bas sous la gouverne de quelque visqueux et odieux génie. Je parle d’expérience. Je me rappelle également que, durant toute la saison des pluies, une rumeur incessante semblait s’échapper de ce site pernicieux. Elle montait, vrombissante, vers les cieux, pareille à une menace bruyante, à une sale humeur en gestation. Elle bourdonnait nuitamment, coassante, et insistante Une cacophonie parfaitement audible qui venait en son temps perturber mes nuits jusqu’au pied de mon lit tandis que, complice, le cœur de ma moustiquaire s’en faisait l’écho. J’apprendrai bien plus tard que la notoriété locale de Djibo tenait, entre autres, à sa grande mare, source d’abreuvement de notre bétail et du développement aquatique d’une impressionnante colonie de moustiques, ainsi que de gros silures aux allures préhistoriques et, occasionnellement, d’un vieux crocodile bouffeur de grenouilles (ou son fantôme) qui resurgissait opportunément avant la saison des pluies pour effrayer à bon escient toute nouvelle génération d’enfants n’ayant pas encore appris à nager.
En attendant, mon village - s’il n’était effectivement pas bien grand - figurait malgré tout sur les cartes au 1 / 5 millionièmes délivrées par l’IGN. Et oui déjà ! Car tous les mercredis, et ce depuis des lustres, la réputation de notre marché à bestiaux animait suffisamment le site pour qu’on l’honorât tout naturellement d’une qualification de « Chef-lieu ». Lieu effectif de rassemblement et de constitution de troupeaux en partance pour Ouagadougou ou destinés à l’exportation vers le Togo, le Ghana ou la Côte-d’Ivoire.
En ces années-là, mes deux parents et moi-même, entourés d’une palanquée d’ascendants - cousinés de près ou de loin à ma mère - vivions dans le Soum, cette province de Haute Volta située dans le nord du pays, et dont la brousse se confondait sans peine - pour s’y mêler - à la savane arborée de la frontière malienne. Puis, en 1984 (précisément à la date du 04 août), nous fûmes conduits à changer de pays (un peu par hasard, mais plus prosaïquement par le fait du coup d’État du capitaine Thomas Sankara) et nous nous retrouvâmes, certes à la même place, mais au Burkina, là où tout un chacun continua de grandir et de s’émanciper. D’ailleurs, nous prîmes tous très vite l’habitude de nous situer « Au Faso , en nous éloignant ainsi de notre ère de colonisation et en marquant ainsi fièrement notre attachement à la révolution. Comme quoi, il n’y avait pas que la course aux kilomètres qui pouvait faire voyager : nous n’avions pas bougé, mais beaucoup de mes aînés croyaient cependant au changement !
Inattendu destin que le mien, qui m’aura valu de marcher tardivement sur les traces de mon père : à l’époque, je frisais la trentaine. Démarche d’autant plus improbable qu’elle ne m’avait même jamais effleuré l’esprit au cours des deux décennies qui précédèrent. Une vocation tardive donc, qui m’avait laissé l’heur de me chercher et d’essayer d’autres voies. Tout le contraire de son parcours à lui ! Lui, qui avait été conduit, voire inspiré sans le savoir, à suivre L’étrange destin de Wangrin.
Wangrin était une sorte de Robin des bois de la brousse, dont les tribulations romancées avaient convaincu mon père avant l’heure que l’Afrique serait son creuset de vie. Tribulations brillamment contées par un frère toucouleur 6, Amadou Hampâté Bâ, précisément originaire du Mali, et qui, refusant en 1921 de suivre les desiderata de l’administration coloniale de l’époque, avait été affecté en punition à Ouagadougou, en tant que « écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable ». Une humiliation vraie et mal intentionnée, une humiliation qui ne disait pas franchement son nom, mais qui n’en était pas moins piquante. Elle lui permettrait néanmoins d’occuper pendant une bonne dizaine d’années plusieurs postes administratifs dans les coulisses du pouvoir en place. De quoi enrichir ses récits de truculentes anecdotes, dignes d’un Don Quichotte de l’Afrique subsaharienne. L’auteur les avait d’ailleurs mises par écrit avec talent et elles furent éditées par la suite dans plusieurs livres à succès. Mon père était tombé sur l’un d’eux fortuitement, encore qu’il soit permis de douter dudit hasard quand on sait les clins d’œil appuyés dont sont capables les destinées vouées à se croiser. Et notamment la sienne.
Toujours est-il que les bonnes et mauvaises fortunes du dénommé Wangrin lui avaient été pour ainsi dire subrepticement inoculées, lui ouvrant les portes d’un réjouissant prélude aux voyages auxquels il songeait déjà pour son après.
Mon père avait ainsi découpé sa vie en tranches d’avant et d’après en fonction des événements marquants qui l’avaient aiguillé. Et là, en l’occurrence, il s’agissait de la fin de ses études, avec à la clef des destinations exotiques (entendez par là « sous les tropiques ») qu’il affectionnait par avance mais sans vraiment savoir pourquoi.
Je me dois de préciser ici qu’Augustin, baaba amine, mon cher papa, était de nationalité française et d’ethnie normande - quoique, à ma connaissance, il affichât volontiers le contraire. Quant à Penda, ma chère maman, inaa amine, elle était née et serait restée à vie une Fulani 7, une fierté qu’elle porterait au-delà des frontières de son pays.
Mais il s’agit là d’une autre histoire !
Aujourd’hui, mes deux parents ne sont plus. Pourtant, j’aime à dire toutefois qu’aucun d’eux ne m’a jamais vraiment quitté : discrets quand il le faut, et présents si nécessaire. Dans tous les cas, deux repères, deux boussoles légères qui ne se montrent jamais pesantes au quotidien. Pas plus que Penda et Augustin ne le furent de leur vivant, sinon que leur legs amoureux m’aura laissé en héritage ce hâle en demi-teinte que me renvoie mon image lorsqu’à l’occasion, mon regard se porte sur un miroir ou sur tout autre support prompt à me réfléchir. De fait, je suis cet heureux mélange original et métissé qui aura enrichi nos deux cultures après que ma mère et mon père se soient tant aimés et qu’ils me l’aient si bien rendu. Alors parfois, lorsque l’ombre du soir envahit ma cour, lorsque toutes les couleurs semblent s’y griser et qu’apparaissent une-à-une les mêmes silhouettes de chats venus narguer mon vieux chien, quand enfin nos murs de pisé s’affranchissent de la fournaise faite prisonnière pendant la journée et que je peux, serein, laisser libre cours à mes pensées, il m’arrive de les imaginer tous les deux côte-à-côte, faire fi pour le coup des frontières qui les séparèrent longtemps avant leurs trépas, heureux de leurs retrouvailles. Et je me dis en aparté que, du moins grâce à mes parents, nos ancêtres respectifs peuvent tout autant se réjouir d’avoir, de leur fait, de nombreuses choses à se dire.