Premier Chapitre
D’une seconde de véritéIl est des instants qui semblent durer des heures, alors même que l’on souhaiterait qu’ils s’envolent en une seconde. Des moments qui changent le cours d’une existence. Des mots que l’on attend désespérément, des lèvres auxquelles nous sommes suspendus et dont on attend une délivrance, qui ne vient pas, qui ne viendra peut-être jamais.
La journée m’a semblé passer si vite jusqu’ici, puis en un instant tout a changé, le cours du temps s’est inversé, et les secondes sont devenues des heures. Paul m’a dit de relire mon discours, encore une fois, « au cas-où », a-t-il ajouté avec un clin d’œil insistant, comme si le tour était déjà joué.
Sa certitude m’effraie. Et si ça ne marchait pas ? Et si je les décevais tous ? Et si je te décevais toi, surtout ? Me le pardonnerais-tu ?
Ce discours, je l’ai relu tant de fois que je le connais par cœur, je connais chacun des mots mais aussi chacun des silences. Je me suis efforcé d’assembler joliment les sonorités, comme nous l’avions appris en cours d’éloquence. Je me suis entraîné devant la glace en posant ma voix, en lui faisant adopter des tonalités graves. J’ai redressé les épaules, de si nombreuses fois en pensant à toi, à tes mains qui font pression sur mes omoplates, si bien que je me suis habitué à avoir le dos droit, le menton relevé et cette démarche si sûre de moi.
Cette attitude, je me suis promis de l’avoir si, dans quelques instants, je dois marcher seul jusqu’au pupitre. Infaillible. Voilà ce que l’on s’était promis, voilà ce que je serai. Pour Johanna, qui sera sur l’estrade derrière moi, pour Paul, pour tous ceux qui m’ont fait confiance, et pour toi, où que tu sois.
Ils y croient si fort, plus fort encore que moi. Je n’ose pas me laisser porter par leurs espoirs. Je ne veux pas m’emballer, il est trop tôt pour ça. Je dois préserver mon cœur, il explosera d’ici quelques minutes, sous le coup de l’euphorie ou de la tristesse, puis suivront peut-être la peur ou le désespoir, la réussite ou l’échec. Ce soir n’est qu’une étape, on le sait tous les deux, mais elle est cruciale.
J’ai fait un rêve, il y a quelques nuits de cela. J’y célébrais ma victoire. Une jolie création de mon inconscient, inspiré de mes envies, de mes attentes les plus profondes. Ce rêve était surréaliste, tout comme l’effusion de bonheur qui submergeait mon cœur. Même toi, tu étais là. Tu me souriais, au milieu de tous les invités. Ta voix susurrait encore à mon oreille : « On a réussi » lorsque je me suis réveillé. Je ne peux m’empêcher de penser que dans quelques instants, ce rêve deviendra peut-être réalité, cette fête aura lieu, et ma vie aura changé. Elle a déjà changé, c’est vrai. Dès lors que nous avons formulé le projet, que nous avons décidé de nous lancer. Tu me l’as assez répété : « Le plus grand risque, c’est de ne pas s’être rendu compte assez tôt que sa vie a changé. Dès que tu mets un pied dans l’arène, les règles du jeu changent, tu te dévoiles à tes adversaires, et même si tu n’es pas encore dangereux, tu peux le devenir à n’importe quel moment, et il faut être prêt à parer tous les coups. »
Tu avais raison, évidemment, le succès est arrivé plus vite que je ne l’avais pensé, les coups-bas aussi, mais je les ai évités, combattus et surpassés. Et je suis là. J’en suis là. A attendre que la télévision affiche un résultat, un visage. Le mien pourquoi pas ?
Un matin, notre aventure est devenue la mienne, et je t’en ai voulu. Je t’en ai voulu de m’avoir abandonné, et de me laisser affronter seul cette féroce compétition dans laquelle tu nous avais lancés. Puis je me suis relevé, j’ai pensé à nous, et à tous les autres, à tous ceux pour qui on avait fait ça, pour qui on voulait faire ça. Et je suis arrivé là.