Premier Chapitre
1.Février 1962
— Daniel, tu me rejoins ? Depuis la fenêtre entrouverte de ma chambre, je reconnais la voix de Maxime.
— Monte, je finis de me préparer.
Je suis heureux de retrouver ce bon copain que j’avais perdu de vue depuis son déménagement, il y a deux ans. Une chance de l’avoir croisé à la bibliothèque la semaine dernière ! J’ai pioché dix francs dans mes économies ; nous pourrons peut-être nous arrêter sur les quais pour boire un soda. J’enfile mes boots et un jean usagé, ce sera plus pratique dans les manèges. Mes clés, mon blouson, une bise rapide sur la joue de ma mère, les conseils habituels que je n’entends plus et la porte qui claque. Maxime me précède en courant dans l’escalier en colimaçon que nous dévalons en riant, faisant trembler les murs du vieil immeuble de mes parents. Sans aucun doute, la voisine du rez-de-chaussée qui balaie le porche va encore nous gronder !
Les forains se sont installés sur la place des Quinconces pour l’hiver et nous avons prévu de nous y rendre en fin d’après-midi, en souvenir du temps où nous partagions la même classe. Chaque année jusqu’à son déménagement sur la rive-droite de Bordeaux, nous ne manquions pas de nous donner rendez-vous devant chez moi, et nous passions des journées entières à la fête foraine.
Nous rions sur le chemin en repensant à tous ces merveilleux moments passés. Je suis pressé de découvrir les nouvelles attractions. Ma préférée, c’est le Rotor, un tambour monumental qui tourne sur un axe vertical. J’espère qu’il sera là ! C’est un manège extraordinaire et gratuit pour les courageux qui s’aventurent à l’intérieur du cylindre de bois. Chaque année, nous osions, Maxime et moi, pénétrer dans cette arène où les gens payaient pour nous regarder. Au fil du temps, nous avions acquis une certaine technique : nous nous placions bien au centre du disque dès le début du tour. Le Rotor commençait alors à tourner sur lui-même, avant de prendre de plus en plus de vitesse. Comme nous étions des habitués des lieux, nous restions souvent parmi les derniers debout. Malgré tout, la vitesse nous propulsait toujours à terre et nous finissions fatalement allongés et collés comme par magie contre les flancs du monstre. Puis le plancher s’abaissait, et souvent les jeunes filles et les plus petits hurlaient d’effroi, plaqués contre la paroi par la force centrifuge, les pieds suspendus au-dessus du vide. Les garçons plus âgés et leurs copines profitaient souvent de cet instant pour se prendre la main. A la fin du tour, le plancher remontait lentement, le rotor ralentissait et les passagers fiers mais encore étourdis retrouvaient doucement le sol.
L’an dernier, avec mon cousin, j’ai tenu une minute dix au centre, record à battre ! Le patron du manège m’avait offert un ticket pour assister au fameux duel des motards sur le mur de la mort. Quand je serai adulte, je me verrais bien cascadeur.
— Te rappelles-tu de la fois où Lisa a cassé son talon dans le manège ? Elle s’est écroulée sur toi et s’est agrippée à ton manteau pendant le reste du tour.
— Comment voudrais-tu que j’oublie cet instant ! Ta sœur avait quatorze ans et moi douze, je me souviendrai toujours de sa jolie robe à fleurs.
Maxime rêvasse puis reprend.
— Et sa bouche, qu’elle était belle. Si j’avais su, je l’aurais serrée dans mes bras, j’en ai souvent rêvé, elle aurait peut-être craqué pour moi…
Je le regarde, d’un coup d’œil de travers.
— A douze ans ?
— Et alors, j’étais grand pour mon âge, me répond Maxime en haussant les épaules. Et si tu me la présentais à nouveau, j’aurais peut-être mes chances cette fois-ci ?
A mon tour, je hausse les épaules. Malgré ses quinze ans, je crains bien qu’il n’ait aucune chance. A dix-sept ans, Lisa ne dit s’intéresser qu’aux « hommes d’expérience ». Beaucoup de mes amis trouvent qu’elle fait sa pimbêche. Personnellement, je crois qu’ils ont raison, même s’il nous arrive encore, mais de moins en moins souvent, de jouer ensemble au Monopoly les soirs de semaine.
Nous approchons de l’immeuble de Rémy, un copain de Maxime. Nous passerons le prendre au passage, avant de rejoindre le champ de foire. Ses parents sont divorcés, il habite avec sa mère entre le cinéma et la fameuse boutique de cannelés de Mme Albert. Le cinéma, j’adore. Mais depuis que ma mère y a surgi un soir hurlant, invectivant et poursuivant l’ouvreuse à coup de parapluie au milieu des spectateurs, j’avoue que je n’ai jamais eu le courage d’y retourner. Et encore moins mon séducteur de père dont la nouvelle passion cinématographique nocturne avait, pour le coup, déclenché une véritable tragédie à la maison.
Mon père, héros involontaire de cet intermède, est le plus souvent en déplacement et travaille dur sur les chantiers. Lorsqu’il est présent, depuis l’ouvreuse, maman et lui se disputent souvent ; je sors alors avec mes amis. Dans quelques années, je me le promets, j’aurai un bon métier et je visiterai le monde.
Ah, voilà Rémy. Je ne le connais pas mais il semble sympa.
— Salut les gars.
— Rémy, je te présente Daniel,
— Salut.
Une poignée de mains, un sourire et le trio repart.
— J’ai un peu d’argent pour nous payer une gaufre.
— Et moi, cinq tickets pour les auto-tamponneuses !
— Dites, on peut faire un léger détour ? interroge Rémy. Je voudrais vous présenter Éric. Il a emménagé la semaine dernière dans le quartier Saint-Seurin et sa mère travaille avec la mienne. Il m’a proposé de passer chez lui. Nous pourrions nous y arrêter et l’inviter à venir avec nous à la foire ?
Je suis partant, Maxime aussi. Nous avons le temps après-tout, et il est toujours bon de se faire de nouveaux camarades. La foire n’est que plus belle à la tombée de la nuit, avec ses lumières et ses musiques folles.
Nous traversons les pelouses et les allées sinueuses du jardin public. Des enfants bien habillés écoutent attentivement les recommandations de Guignol pendant que leurs parents discutent à l’ombre des cyprès. « Attention, il est derrière toi ! » hurle une petite fille angoissée à son héros poursuivi par Picfric le voleur. Si nous lorgnons la scène du coin de l’œil, nous ne nous arrêtons pas. A quatorze et quinze ans, impossible de nous avouer que nous aimerions peut-être nous aussi, écouter cette histoire de gendarme et de voleur.
Alors que nous nous éloignons, nous entendons le rire des enfants et les « au secours » répétés du pauvre Picfric rossé de coups de bâtons.
Enfin la rue d’Aviau ; je connais peu ce secteur au nord de Bordeaux. Il est assez éloigné du mien. Dans cette rue où les maisons à plusieurs étages sont communes, celle d’Éric est particulièrement charmante. Avec ses trois niveaux et ses grandes ouvertures, elle contraste avec les échoppes de mon quartier, de plain pied et aux pierres souvent noircies par la pollution.
— Vous croyez qu’il nous invitera chez lui ? demande Maxime.
C’est la première fois que je passe le portail d’une aussi jolie maison. Plus tard j’aurai moi aussi une belle demeure car je serai cascadeur, aventurier, militaire ou peut-être policier.
Visiblement Éric est fan de rock n’roll. Des posters du rocker Bill Haley et du crooner Dean Martin tapissent les murs de sa chambre. Notre émission préférée Mes potes et moi passe à la radio et la toute nouvelle chanson de la jolie Sylvie emplit la pièce d’un rythme yéyé enjoué. Insouciants et heureux, nous nous partageons les caramels offerts par la mère d’Éric à notre arrivée. Nous sommes détendus, nos rires se mêlent à la musique. Maxime feuillette le dernier magazine à la mode, Éric et Rémy énumèrent les prénoms des filles qui devraient participer samedi à la fête de Brigitte.
— Et toi Maxime, tu y seras ?
— Bien sûr. Et j’inviterai les filles de troisième, j’espère qu’Anna viendra.
— Eh bien moi, je prie pour qu’Anne-Marie n’y soit pas, elle est bien de trop collante cette nana.
Divers objets ornent la chambre d’Éric. Dans un cadre, une sublime photo de Paris illuminée, signée « Claudio El Cafel, mai 1952 ». Je reste silencieux devant ce nom exotique, ce doit être un voyageur, ou un grand reporter. Une bouillote posée sur l’étagère de sa bibliothèque attend la fin du jour pour retrouver le lit, et des bande-dessinées de Tintin et de Spirou traînent à côté de la table de nuit. Adossé à sa grande armoire en bois, un objet m’intrigue.
— Tu as une carabine à air comprimé Éric ? Tu m’autoriserais à la regarder de plus près ?
— Bien sûr. Tu peux même la prendre, elle n’est pas chargée.
Je saisis l’objet délicatement, pendant que Maxime me rejoint pour l’observer sous toutes les coutures.
— Daniel, tu me la passes après s’il te plaît ?
— Oui bien sûr, je sais un peu comment ça marche. Mon grand-père m’emmenait à la chasse quand j’étais petit. Tu vois, il faut basculer le canon vers l’avant pour vérifier si aucun plomb ne reste à l’intérieur.
J’effectue la manœuvre avec douceur avant de refermer l’arme. Dans ce joyeux chahut de rires et de musique, un claquement net, sec, traverse la pièce.
Puis un cri. Un cri, qui ne me quitte plus.