Premier Chapitre
Bien malin celui qui devinera ma destination… Je ne devrais pas être ici. Je viens d’un lieu où les romans s’achèvent. Pourtant, mon histoire continue.Il faut peu de choses pour passer du mal-être au plaisir de vivre…
La vedette s’appelle « Douce France ». Elle est joliment carénée, dans sa robe blanche et bleue. Je suis sur le pont arrière et je regarde le sucre des falaises se dissoudre progressivement derrière les vagues, loin de l’écume du sillage. Nous croisons un chalutier qui rentre au port. Les hommes travaillent sur le pont, préparant les poissons pour la criée, sous un nuage de mouettes hystériques. Je passe à l’avant en titubant le long du bastingage. Il y a peu de monde sur le bateau, juste quelques passagers disséminés. Certains sont des habitués, ils ne regardent plus la mer. Ils restent à l’intérieur, les yeux rivés sur l’écran de leur téléphone, indifférents à ce qui m’émerveille. Je m’assois sur une banquette et ferme les yeux. C’est si bon d’être en mouvement. Tout vibre, bouge et bruisse autour de moi : le moteur, le vent qui caresse mes joues imberbes, les vagues, les goélands, l’étrave qui rebondit sur l’eau. Je sens que nous ralentissons, j’ouvre les yeux et découvre l’île. Des pins maritimes sont disposés en sentinelles et protègent des villas blanches nichées entre leurs troncs. À mesure que nous approchons, les couleurs surgissent, étonnamment explosives. Je ne connais pas les noms de ces fleurs, mais elles ont une exubérance et des tonalités tropicales : rose, rouge, pourpre, fuchsia.
À droite du port, un chemin longe la côte et devient sentier à mesure qu’il s’élève. Je quitte le bateau et je rejoins la plage à pas tranquilles. La marée est basse et je marche sur le sable mouillé, entre des flaques isolées et des rochers constellés de bigorneaux. Ça sent l’iode, les algues, la mer, une odeur puissante, vivante qui m’étourdit, moi qui suis habitué aux parfums douceâtres et fanés de ma résidence. J’arrive sur une crique aux contours déchirés. J’avance vers l’eau qui vient à ma rencontre puis s’évanouit dans le sable. Je longe le rivage pour revenir vers le port. J’y trouverai sûrement un petit restaurant, une table en terrasse pour m’accueillir et un fauteuil pour somnoler après le café.
Ce matin, mon regard plane sur l’horizon que j’ai choisi, jusqu’à la ligne bleue où ciel et mer se rejoignent sans se mêler. Je marche et le clapotis de l’eau m’accompagne, comme un chien qui lape le rivage. J’aurais pu rester là quelques jours, mais ce soir je retourne sur le continent.
Je m’appelle Alexandre Delcourt, j’ai soixante-dix-neuf ans et j’ai un rendez-vous.