Premier Chapitre
1Juin 1671
« Adélaïde, ton père et moi avons décidé qu’il était temps de te marier. »
Personne ne me tenait la main quand les premières syllabes de cette terrible nouvelle ont franchis les lèvres de ma mère.
Personne n’était là pour me prendre dans ses bras quand mon père avait ajouté qu’il avait déjà pris toutes les dispositions nécessaires.
Personne ne me murmurait des paroles réconfortantes, me promettait que tout allait bien se passer, que je ne risquais rien et que quelqu’un serait toujours là pour me protéger quand mon père demanda à la domestique de lui servir du thé et que ma mère rapprocha sa tasse de ses lèvres en me lançant un regard noir.
Personne ne me jura que tout ceci était faux et que jamais, au grand jamais, les personnes censées me chérir ferait une telle chose.
Personne ne fit cela lorsque la domestique entra, apporta une lettre et ressortit aussitôt de la pièce.
Mon père ouvrit la lettre et la lut à voix haute.
Il se pourrait qu’il l’ait lu une fois, deux fois, ou plusieurs dizaines de fois. Je n’en savais rien. Je me souvenais seulement que j’avais arrêté d’écouter dès les premières lignes, peut-être même dès les premiers mots.
J’allais me marier. J’allais me marier avec un inconnu. J’allais me marier avec un inconnu et cet inconnu venait d’accepter le mariage arrangé dans la présente missive.
Il y avait deux semaines à peine, j’étais dans mon école pour filles, assise au bord d’une fontaine, dans les bras de la fille que j’aimais. Aujourd’hui, j’étais assise en face de père et mère, dans le petit salon, entourée de coussins trop beaux pour être confortables, sans un seul domestique dans la pièce, une théière en porcelaine qui avait coûté trop cher pour que l’on me donne l’autorisation de m’en servir et je ne voulais pas y croire.
C’était ma vie toute entière qui venait de basculer.
Je ne but pas mon thé.
La domestique avait sûrement dû le débarrasser dans la seconde suivant mon départ, alors qu’il était encore brûlant. Le laissant sur la table basse trop astiquée, je me levais nauséeuse de cet édredon rose trop parfait et franchis les lourdes portes ornées d’énormes dorures. Une fois dans le couloir, je m’appuyais sur un mur, attendant que l’envie de vomir passe. Elle mit une seconde ou peut-être une éternité à s’en aller. À vrai dire, j’avais si mal au crâne qu’une journée entière aurait pu s’écouler sans que je m’en rende compte. Les vertiges qui l’accompagnaient étaient si forts que dès que j’essayais de faire un pas, j’avais l’impression que la pièce toute entière tournait.
Quand je fus enfin capable de rester debout sans avoir la si désagréable impression de tomber au moindre mouvement, je courus dans ma chambre.
Puisqu’une fois dans mon lit, il n’y avait personne pour prendre ma main dans la sienne, pour m’enlacer, pour me murmurer doucement une infime parole réconfortante ou simplement, pour être à mes côtés, j’essayais de me convaincre moi-même que mon sort n’était pas si désespéré.
Je ne partais pas pour le couvent, j’allais tout simplement épouser le fils d’un des très chers associés de mon père qui voulait faire fortune en Nouvelle-France. Un très bon parti d’après mon père, puisqu’une des meilleures industries de textile était en jeu. Cette décision était cruelle, cette missive était cruelle, ce mariage arrangé était cruel. Cependant, le destin des filles du Roy était abominable.
J’aurais pu être une de ces filles, j’avais bien failli l’être.
J’avais commis une faute. J’aurais pu partir en Nouvelle-France après avoir séjourné au couvent. J’aurais pu être une de ces filles, parce que j’avais enfreint le règlement de l’école. J’avais fait une chose qui m’était interdite.
J’aurais pu être de celles chargées de peupler la Nouvelle-France.
J’aurais pu moi aussi participer à la colonisation de l’Amérique et alimenter contre ma volonté ce conflit qui remontait à la découverte du continent par les européens il y a de ça presque deux siècles.
On m’avait raconté que lorsque les premiers colonisateurs avaient débarqué sur la nouvelle Terre, ils avaient bien vite décrété que la possibilité de se contenter d’amitié et d’accords commerciaux équitables n’était pas envisageable. Alors, quand la vaillante nation Française et les autres conquistadors débarquèrent en Amérique du Nord pour la coloniser - et fonder la Nouvelle-France des siècles plus tard - ils apportèrent haine et armes, ils causèrent oppression et terreur, ils chassèrent peuples et territoires, ils imposèrent l’évangile et leurs lois.
Les voyages depuis le Nord de la France à destination du Canada étaient longs, ennuyeux et insupportables. Dans certains cas, la traversée nécessitait 6 mois. Certains perdaient la vie au fond d’une cale et ne voyaient jamais la Terre d’opportunité qu’on leur avait promise ; et si jamais ces personnes touchaient Terre, nombreuses étaient les premières désillusions, regrets et crises de larmes. Parfois, l’arrivée était plus douloureuse encore que le voyage. Cette Nouvelle-France dont on leur avait vanté la beauté, la gloire et la richesse resterait un rêve ; juste un rêve.
Certains repartaient et d’autres s’installaient, décidés à commencer une nouvelle vie en Nouvelle-France et à ne plus en partir. Parmi eux, des hommes chargés du commerce des fourrures avec les indigènes appelés les coureurs des bois, mais aussi des hommes de la bourgeoisie et de la noblesse. Au fil des ans, le nombre de colons canadiens avait drastiquement augmenté - visiblement l’Amérique attirait toujours autant - si bien qu’en 1666 on dénombrait une femme pour seize hommes.
Or, l’objectif du Roi Louis XIV était de coloniser la Nouvelle-France, seulement, voici le problème : sans femmes, pas de mariages, pas de procréation, pas de grossesses, pas d’enfants. Donc pas de Terres colonisées.
Fort heureusement pour la cour et sa très chère soif de conquêtes insatiable – un peu moins pour les jeunes filles à qui on avait annoncé la nouvelle, sur un ton glacial, suite à une missive apportée par un messager royal envoyé par sa majesté- le Roi et ses conseillers trouvèrent une solution.
Cette fameuse solution tenait en trois mots seulement : Filles du Roy. Même si peu de gens les appelaient de cette manière. Les deux termes bien plus à la mode étaient filles à marier, ou encore, pupilles du roi.
Des filles voulant simplement quitter leur vie de misère ou des filles persuadées que la Nouvelle-France était synonyme de chance et d’espoir d’une vie meilleure. Des filles issues de la campagne ou de la vie citadine, certaines même de la petite noblesse, des filles orphelines, des filles pauvres vivant dans des hospices, des filles de la noblesse cherchant une nouvelle vie, des femmes ayant déjà eu un enfant par le passé, des filles, d’un âge allant de quinze à trente ans, des filles qui finissaient mariées dans les six jours suivant leur arrivée.
Plus je pensais aux pupilles, plus je réalisais à quel point bon nombre de mes camarades auraient pu en faire partie. Tous les niveaux de noblesse étaient acceptés à l’école pour filles et bon nombre de mes amies étaient issues de la petite royauté. Si leurs parents ne les avaient pas inscrites à l’école, ils auraient possiblement envisagé cette option. Lorsque je songeais pour laquelle de nous toutes ce destin affreux aurait pu être sien, cela me fit mal, mais la première qui me vint à l’esprit fut Marguerite.
Ce n’était pas le devoir de me marier qui me faisait le plus mal. Je savais que ce jour finirait par arriver, après tout on m’y avait préparé toute mon enfance. C’était le destin de toute femme, et plus particulièrement celles de la noblesse, que leurs parents leur présentent un bon parti, qu’elle s’y fiance, qu’elle rejoigne le lit conjugal et qu’elle lui assure une descendance. Mais la vitesse à laquelle les choses étaient allées...
Je regrettais déjà tant de ne plus pouvoir aller en classe à ma chère école, étudier les livres des plus grands auteurs français, s’essayer au théâtre, se confronter à des problèmes d’arithmétique, apprendre la broderie et les manières des dames distinguées de la cour et ne plus voir mes si chères camarades qui me manquaient.
Pourtant, je savais que je ne pouvais pas m’apitoyer sur mon sort, je n’en avais pas le droit.
J’étais forte et je ne laisserai rien ni personne m’abattre. Je me répétais que j’étais plus courageuse que ce Léon qui n’osait me faire la cour et qui préférait s’accommoder d’un bien triste mariage arrangé. J’allais partir vers la Nouvelle-France, survivre au voyage en bateau et m’installer là-bas. J’avais espoir qu’un jour je finirais par m’habituer à la présence de Léon. J’allais très certainement faire de nouvelles connaissances et peut-être même qu’à force, cette nouvelle vie me rendrait heureuse.
Voilà, c’était de cette manière que je me devais de penser, uniquement de cette manière. Il n’y avait pas d’autre possibilité, pas d’autre choix, pas d’issue vers un autre avenir.
Alors, enfermée dans ma chambre avec la porte verrouillée et dans l’obscurité grâce aux rideaux, certaine d’avoir pris la bonne décision, je le répétais encore et encore.
« Je suis forte et courageuse. Je suis forte et courageuse. Je suis forte et courageuse. Je suis forte et courageuse. Je suis forte et courageuse. Je suis forte et courageuse. Je suis forte et courageuse. Je suis... »
Pourtant, me servant de la nuit comme échappatoire, de mes souvenirs comme refuge, du morceau de papier usé à l’encre rendue illisible par le temps comme radeau, répétant encore et encore ces mots jusqu’à être emportée par le sommeil, je ne pus empêcher mes larmes de couler.