Premier Chapitre
Chapitre 1 : Le docteur CarideParis – 15 Janvier 2007 matin
Une agréable odeur d’encens flotte dans le cabinet du psychiatre-hypnothérapeute.
Assise à son bureau, Murielle Caride se concentre sur ses notes.
Petite, boulote, la cinquantaine bien avancée et coiffée d’un chignon serré, elle relève la tête, range le dossier, se lève et appelle son patient suivant :
—Alexandre, c’est à vous.
Vêtu d’un jean bleu impeccable, d’une chemise blanche et d’un blouson en cuir noir, un jeune homme de vingt-et-un ans se lève, lui adresse un sourire aimable et la suit dans son bureau semblable à la cabine d’un bateau : aux murs, des lamelles en bois sculpté, un miroir-hublot, une lucarne en guise de fenêtre tandis que la forme arrondie du fond de la pièce dessine une sorte de V.
Le médecin ne peut s’empêcher de le détailler à chaque fois qu’elle le croise.
Il a décidemment des yeux extraordinaires.
Le garçon devant elle a un physique avenant, quoique atypique. Visiblement d’origine asiatique, il est très grand – au moins un mètre quatre-vingt-dix, brun, et possède d’étonnants yeux clairs et bridés, mêlant le turquoise à l’orangé. Pourtant, il arbore un nom à consonance germanique : Eischmann.
—Bonjour, Alexandre, comment allez-vous aujourd’hui ? interroge le médecin en prenant place en face de son patient.
Un parfum aux notes délicatement épicées et vanillées se répand dans le bureau. Elle sourit, l’observe un instant, attendant une réponse qui ne semble pas venir.
Alexandre lui parait plus pâle que d’habitude, contrarié. Elle le suit depuis deux ans, depuis sa greffe de moelle osseuse. Dans les mois qui avaient suivi l’intervention, il avait fait une légère dépression. La peur du rejet, l’angoisse suscitée par la présence d’un corps étranger.
Petit à petit, il avait semblé aller mieux, avoir accepté ce don comme une seconde chance et retrouver sa vie d’avant. Mais depuis quelque temps…
Il fait une rechute. Il est perturbé.
—Je suis perdu, docteur. Qui suis-je ? Je suis en train de changer. J’ai des réactions bizarres. Je ne me reconnais plus. Docteur, que m’arrive-t-il ?
—Vous pensez que cela a un rapport avec votre greffe ?
— Si je pouvais rencontrer mon donneur, cela pourrait peut-être m’aider…
—Eh bien …
Le praticien fait une pause, se reproche de son patient, les mains jointes posées sur son bureau, le fixe droit dans les yeux avant de prononcer d’une voix douce :
—Alexandre, vous savez bien que les dons sont anonymes.
—Vous ne pouvez vraiment pas vous renseigner ? Savoir qui il est ?
Devant l’air chagriné de son patient, Murielle Caride ne sait que répondre.
Le garçon en face d’elle a tout pour être heureux.
Et pourtant…
Il n’y a pas que l’identité de son donneur qui le préoccupe. Il y a autre chose, mais quoi ?
Son expérience de psychiatre lui souffle qu’Alexandre Eischmann souffre d’un mal bien plus profond. Il s’est enfermé dans sa coquille et elle n’arrive pas à découvrir ce qui le ronge.
—Parlez-moi, Alexandre, je vois bien qu’il y a autre chose. Je ne peux pas vous aider si vous ne me dites pas de quoi il s’agit.
Mais le jeune homme demeure fermé comme une huitre, se pinçant l’oreille gauche, les yeux dans le vague.
Les coudes appuyés sur son bureau, elle se penche vers lui et, d’une voix conciliante, prononce les mots qu’il souhaite tant entendre :
— Si cela peut vous rassurer, je jetterai un coup d’œil sur votre dossier de greffe. Mais je ne vous garantis pas de trouver quelque chose. Le nom du donneur n’y figure pas. Par contre…
—Oui ?
—Il y a une chose que vous pouvez faire.
—Ah ?
—Oui. Du fait de la greffe, votre ADN est mélangé au sien. En le faisant analyser, cela vous permettra de savoir certaines choses sur lui.
Soulagé par cette nouvelle, son visage reprenant d’un coup de belles couleurs, Alexandre est sur le point de quitter le cabinet quand le docteur Caride le retient :
—Alexandre, les tests sont interdits en France. Il faudra envoyer votre ADN aux États-Unis. Je vais vous donner l’adresse d’un site qui a une bonne réputation.
Au moment où il s’apprête à saisir le post-it qu’elle lui tend, elle le met en garde :
—Faire un test ADN n’est pas anodin. Vous pouvez être amené à apprendre sur vous, sur lui, des choses qui risquent de bouleverser à jamais votre vie. Soyez prudent et réfléchissez bien avant d’entreprendre une telle démarche. Je vous le dis, écoutez-moi bien. Il y a des secrets qu’il vaut mieux ne pas connaitre.
—Tout va bien, docteur. Je gère. Merci, doc.
Et sans autre formalité, Alexandre quitte le cabinet du docteur Caride, un pâle sourire aux lèvres.
Pensive, celle-ci se laisse aller dans les bras de son fauteuil à bascule et s’interroge :
Ai-je fait le bon choix ?
Elle reste perplexe.
Il ne m’a pas tout dit, j’en suis certaine. Je lui ai enlevé une épine du pied mais il a toujours aussi mal. Cette douleur dans ses yeux... Si ce n’est pas la greffe, qu’est-ce que cela peut bien être ? Alexandre, il va falloir que vous me parliez.