Premier Chapitre
PrologueAegildius / Gilles – Décembre 710
La pluie, véritable rideau liquide et glacé, restait tenace depuis son départ de Saint-Maximin. Les rafales mouillées se succédaient et l’eau s’infiltrait sous sa pèlerine, il était trempé et le froid transperçait ses vieux os. Gilles avait pris soin d’enfouir la très précieuse relique, protégée de plusieurs épaisseurs de laine fine, au fond de sa besace. Elle l’irradiait d’une chaleur bienfaisante, réconfortant son esprit et son corps éreinté et c’est elle qui lui permettait de progresser.
Décembre n’était assurément pas la meilleure saison pour entreprendre un long voyage, même en Provence et encore moins à son âge ! Il jouissait, certes, d’une belle santé alors qu’en cette année 710, il allait sur ses soixante-dix ans, mais tout de même ! Cette longévité exceptionnelle, il la devait à sa charge de Gardien du secret divin et qu’il pleuve ou qu’il vente, il avait répondu à l’appel sacré.
Avant de s’appeler Gilles, il s’était appelé Aegildius. Il était né à Athènes, en l’an 640. Il vint au monde, aveugle mais par une chance inouïe, sa cécité fut de courte durée. Tout jeune encore, un jour qu’il pleurait, il avait frotté ses yeux de ses mains terreuses et soudain, une lumière intense l’avait figé de stupeur. Dans la cour inondée de soleil, il voyait.
Lorsqu’il eut environ seize ans, un vieil homme du nom de Gyllipos s’installa chez eux. Ils devinrent vite inséparables. Gyllipos nourrissait la curiosité de l’adolescent en lui racontant un nombre infini d’histoires et attachait un soin particulier à évoquer la vie de Sidoine :
« Cet aveugle-né, » s’étonna un jour le jeune Gilles, « celui que l’on nomme Sidoine en Provence, est en réalité un être bien mystérieux ! ».
Et Gyllipos de répondre : « Tu as raison, Sidoine est un personnage très dis-cret, dont le rôle est resté confidentiel. Toute sa vie, ses croyances, sa raison d’être, tout changea pour lui lorsque Jésus lui donna la vue en disant que « grâce à lui, les œuvres de Dieu s’accompliraient ».
— Pourquoi Jean l’Évangéliste fut-il le seul à évoquer cette rencontre ? » renchérit Gilles, à la fois émerveillé et perplexe.
« Ne comprends-tu pas que Sidoine portait en lui l’avenir de l’Humanité ? » rétorqua Gyllipos. « Pour protéger ce legs incroyable, après la mort de Jésus, Sidoine se joignit aux disciples qui fuyaient les persécutions et quitta famille et amis pour un voyage sans retour. Après de longues années de pérégrination, il mourut en Provence. Il repose à Saint-Maximin auprès de Marie-Madeleine et ses reliques transmettent toujours le message divin.
— Gyllipos, répétez-moi encore ce que dit ce message ? » rétorqua l’adolescent plus ému qu’incrédule.
« Au temps prescrit, seul un homme pur pourra le toucher. Cet homme-là, investi de la grâce divine, sera chargé de transmettre le message de Dieu aux hommes. Cet homme sera le nouveau Fils de l’Homme, » serinait Gyllipos.
Lorsque Gyllipos expliqua à Gilles qu’il serait, sans aucun doute possible, son successeur dans la fonction insigne de Gardien du Crâne de Sidoine, le jeune homme n’y crut pas immédiatement. Cela signifiait qu’à sa vingtième année, il lui succèderait pour une durée de 60 ans… Et pourtant, la prédiction se réali-sa : à la mort de Gyllipos, Gilles hérita de la charge.
A son grand étonnement, il choisit une vie de solitude, faisant retraite dans des ermitages isolés ou des monastères retirés. Jusqu’au jour où, au fin fond du désert d’Egypte, il ressentit l’appel de Sidoine. Dans sa tête, son corps, son cœur, son âme. Alors, il sut : son destin l’appelait de l’autre côté de la Méditer-ranée pour protéger le mystère de Dieu, déplacer les reliques, attendre que le moment opportun se présente afin que le secret de Sidoine soit dévoilé.
Lorsque Gilles arriva à Marseille en 673, la tension s’était apaisée et il voya-gea, se demandant où il pourrait enfouir la relique le moment venu.
Quelques années plus tard, il perçut à nouveau l’appel urgent et désespéré de Sidoine. Les Sarrazins approchaient ! Les Sarrazins, ennemis jurés de la reli-gion, étaient connus et craints de tous. Ils brûlaient les églises, ravageaient les campagnes, brutalisaient les populations et dévastaient les villages.
C’était Décembre 710.
Pour Gilles, il était clair que toute cette époque funeste, marquée d’épouvantables tueries, d’impitoyables carnages et d’odieux ravages ne sem-blait pas propice à la venue d’une ère nouvelle...
Il devait, à tout prix, cacher la relique.
Alors qu’il avançait, courbé sous l’averse et bousculé par les bourrasques ra-geuses, il savourait sans cesse l’enchantement, gravé dans sa mémoire, dont il avait été témoin.
Dès qu’il avait ressenti à nouveau l’appel de la relique, Gilles avait gagné le village de Saint-Maximin où il rejoignit la communauté des moines installés auprès des tombes sacrées. L’idée des moines était simple : soustraire toutes ces reliques, et surtout celles de Marie-Madeleine, aux pillages et aux ravages que ne manqueraient pas de leur faire subir les Sarrazins, s’ils arrivaient jusqu’en cet endroit si prestigieux. Il fut convenu que les restes de la Sainte trouveraient leur place dans le sarcophage de Sidoine qui était moins connu, et en seraient ainsi protégés. Cette translation satisfaisait pleinement Gilles, bien sûr !
Lorsqu’ils glissèrent les couvercles de pierre, des parfums envoûtants éma-nèrent des sarcophages. Marie-Madeleine lui apparut lumineuse, comme si son âme venait de quitter sa vie terrestre. Il l’imaginait aisément : rayonnante à la pensée qu’elle partait enfin retrouver celui qu’elle avait tant aimé, son Rab-bouni, comme elle appelait Jésus.
A l’ouverture du tombeau de Sidoine, Gilles se mit à trembler de tous ses membres. Il éprouva un mal infini à respirer. Complètement oppressé, le cœur battant la chamade, le sang pulsant furieusement dans ses veines. Il était pro-bablement fort mal à l’aise à l’idée de soustraire des reliques aussi vénérables.
Quoique suant à grosses gouttes, il réussit néanmoins à faire prestement place nette dans le sarcophage de Sidoine pour y accueillir les restes de la Sainte qui désormais, pourrait reposer en paix. Tout à leur extase, les trois moines ne prêtèrent aucune attention, aucun regard, au crâne de Sidoine. Ils n’avaient d’yeux que pour les reliques de la très Sainte Marie de Magdala.
La seule vision de la sainte les avait frappés de cécité ! Se souvenir ainsi de leur aveuglement faisait sourire Gilles... Car ils ne le virent pas cacher furtivement le crâne de Sidoine sous sa coule.
De plus, il laissa tomber au fond du sarcophage, un galet gravé : Le testament de Sidoine. Et également, un morceau de liège creusé, à l’intérieur duquel il avait roulé un tout petit bout de parchemin, en peau de mouton finement tra-vaillée. C’était un message bien sibyllin qu’il laissait à ses propres héritiers : son testament…
Quant aux moines, ils écrivirent une épitaphe en latin qu’ils cachèrent dans un petit globe entouré de cire : « Hic requiescit corpus Mariae Magdalenae » ; un parchemin relatant le transfert des reliques, et une petite amphore avec de la Terre du Calvaire teinte du sang de Notre Seigneur.
Enfin, les sarcophages et la crypte furent complètement ensevelis sous une épaisse couche protectrice de glaise et de cailloux dans l’espoir de faire oublier aux pilleurs l’emplacement des tombes.
Le lendemain, sans plus s’interroger, Gilles avait rapidement quitté les lieux avec son précieux fardeau bien calé sur son dos. Quelle météo épouvantable ! Il se demandait s’il n’aurait pas dû patienter un peu. Se peut-il que cette pluie battante, qui ne donne aucun répit à la nature, aux bêtes et aux hommes, soit un signe du Ciel ? Le Seigneur est-il furieux de ce sacrilège ou au contraire les inondations feront-elles oublier toute trace de la crypte ?
Gilles tremblait en pensant que si le Crâne tombait entre des mains impies, l’humanité serait précipitée dans le péché et le vice ! Cataclysmes et dévasta-tions anéantiraient la Terre…
Le testament de Sidoine et le sien existaient désormais, cachés au fond du sarcophage qui abritait Marie-Madeleine à Saint-Maximin. Hélas, si un jour, ce tombeau enfoui était découvert, la prophétie serait alors connue de tous !
Parfois, il regrettait ses confidences et son geste. Homme de peu de foi ! s’excusait-il dans ses prières. Il demandait pardon au Seigneur d’avoir douté de sa sagesse. Je n’avais pas le choix ! se lamentait-il, amèrement
PREMIÈRE PARTIE
1336 : Une légende cache toujours une vérité
Chapitre 1 : L’éclipse solaire – 9 Mars 1336
La lumière se fit blafarde, anémique. Silencieusement, la lune éclipsa la radiance du soleil, comme si elle tirait une couverture sur la vie de l’homme éten-du sur les berges blanches du Gardon. Les oiseaux se turent. Aucun frémisse-ment n’agita plus la cime des frênes dénudés. Le froid de cette fin d’hiver de-vint mordant….
C’était la fin.
Là, sous l’ombre épaisse de l’antique aqueduc, allongé sur des touffes de len-tisque et de romarin, la tête auréolée d’une flaque de sang, la mort se faufilait insidieusement parmi les souvenirs de Rogilbert. Ils affluaient. Précipitamment. Sa vie défila devant lui. Surtout les derniers jours de son calvaire.
Trois jours durant, les gardes pontificaux l’avaient harcelé, maltraité, marty-risé. Ils se plaisaient à reproduire les techniques de torture utilisées par les moines Dominicains généralement en charge de l’Inquisition. Ses bourreaux l’avaient surtout soumis à la « Question de l’eau », le forçant à boire des litres et des litres de liquide au goût saumâtre et métallique, un entonnoir fixé dans la bouche. Des larmes de dégoût lui montaient aux yeux. Il faisait des efforts sur-humains pour avaler, toujours plus de liquide, toujours plus vite. Le débit in-contrôlable le submergeait, le faisait suffoquer et le noyait aussi sûrement que lorsqu’ils lui maintenaient la tête dans une bassine ou sous un linge détrempé, jusqu’aux limites de l’asphyxie et de l’inconscience.
D’autres fois, ils l’irritaient à l’extrême en laissant tomber sur son front, entre ses yeux, une goutte d’eau, une à une, régulièrement, pendant des heures. Im-possible de l’éviter, de se tourner, de la sécher. Il comptait les secondes entre chaque goutte et cela recommençait ; il n’en pouvait plus de la tension que chaque goutte, attendue, encore et encore, faisait naître en lui.
Rogilbert savait pourtant que ces monstres ne voulaient pas sa mort… Pas avant ses aveux… mais l’angoisse et la panique lui serraient le cœur et les tripes. Plusieurs fois, il fut tenté de leur avouer l’endroit où il avait caché la relique tant il était épuisé, pour que tout cela cesse… Mais chaque fois, alors qu’il craignait avoir atteint les limites de l’épuisement, proche des limbes de la mort, il supporta la douleur et la détresse, bridant et refoulant sa peur et son tourment. Chaque fois, il puisa dans ses forces vacillantes et résista à la tenta-tion car son secret ne pouvait être transmis de cette manière, par l’abus de la force et de la haine.
L’avenir de l’Humanité en dépendait !
A priori, le temps de sa mort n’était pas venu. Son destin était tracé !
Sans cesse, il se remémorait son arrière-grand-père Gildas, celui que l’on nommait affectueusement « l’Aïeul », tant il était vieux et ridé. Le vieillard chenu, qui avait pourtant toutes ses capacités physique et mentale, lui avait expliqué maintes fois, l’histoire de ses origines, l’histoire d’un legs incroyable, transmis, Protecteur après Protecteur, génération après génération, tous les soixante ans !
L’Aïeul n’avait-il pas inlassablement répété comment tout avait commen-cé… depuis Sidoine ? Sidoine, aveugle de naissance. Sidoine, contemporain de Jésus. Sidoine, touché par la grâce divine et qui recouvra la vue. Sidoine, fuyant les persécutions après la mort du Christ et qui vint en Provence prêcher la bonne parole. Sidoine, mort et enterré dans la région.
Dans son délire, Rogilbert se rattachait à ses souvenirs. Il revoyait nettement leur première discussion à ce sujet…
Ce jour-là, il faisait beau. Un souffle léger ébouriffait les poils de ses bras. L’Aïeul et son petit-fils, jeune adolescent encore boutonneux, étaient adossés contre le tronc d’un grand chêne. Il faisait même chaud. Le printemps tirait vers l’été. L’air était tranquille. Ils profitaient d’une pause bien méritée durant leur labeur. Ils étaient potiers. Ils s’étaient isolés des autres membres de la fa-mille et des ouvriers de l’atelier. Rogilbert pouvait encore entendre le bourdon-nement d’une mouche qui seule, perturbait le calme serein. Il ne pouvait pas la voir, ni la chasser, il était aveugle à ce moment-là.
Puis, l’Aïeul avait parlé de l’héritage.
« Grand-Père, qui était Sidoine ? » fit le jeune homme qui cherchait dans sa mémoire un vague souvenir.
Et l’Aïeul récita ces quelques lignes de l’Evangile de Jean :
« Jésus vit, en passant, un homme aveugle de naissance. (…) « Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché ; mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestées en lui. » (…) Après avoir dit cela, il cracha à terre, et fit de la boue avec sa salive. Puis, il appliqua cette boue sur les yeux de l’aveugle et lui dit : « Va, et lave toi au réservoir de Siloé. » Il y alla, se lava, et s’en retourna voyant clair. Evangile de Jean 9, 1-8… C’est ainsi que tout a commencé, » conclut-il.
« Et alors ? Qui est Sidoine ? » insista le jeune homme.
Malgré sa souffrance, Rogilbert se remémorait comment les histoires de l’Aïeul l’avait fasciné. C’était comme s’il entendait encore ses mots :
« Cet aveugle-né, » disait l’Aïeul, « se mit à suivre Jésus et ses disciples par-tout. Après la mort de Jésus et l’arrestation de Pierre, Sidoine embarqua sur une nef sans voile, avec quelques disciples. À bord de cet esquif, se trouvaient Maximin et la famille de Béthanie : Lazare, le ressuscité et ses sœurs Marthe et Marie-Madeleine. Il y avait encore les sœurs de la Sainte Vierge : Marie-Jacobé et Marie-Salomé ; enfin, leurs servantes et quelques autres. La frêle embarcation échoua près de Marseille. »
Rogilbert imaginait la barque touchant enfin le littoral, les passagers éprou-vés baisant le sol de ce nouveau territoire et sanctifiant le Seigneur. Il les voyait s’égayant ensuite pour porter leur bonne parole dans la région méditerra-néenne.
Puis, Gildas évoqua les aventures de Saint Gilles… Huit siècles après la cru-cifixion, Gilles fut le premier Protecteur à traverser la Méditerranée pour ac-complir sa mission. Face à la menace sarrazine, il fut le premier Gardien qui dut déplacer la relique de Sidoine de son sanctuaire.
Puis, l’un après l’autre, après la mort de Sidoine, les Protecteurs de sa relique s’étaient succédé. Jusqu’à ce que vint son tour à lui : Rogilbert. Il sourit intérieu-rement en se souvenant comme il était resté perplexe lorsque l’Aïeul lui avait fait cette confidence. Et pourtant, un jour, l’humble potier qu’il était, put voir le monde autour de lui : il n’était plus aveugle ; et, comme prévu par le cycle du destin, il hérita de la relique à la mort de l’Aïeul Gildas.
Ce qui signifie qu’il me reste encore une quarantaine d’années pour accomplir ma mission de Gardien ! réagit-il.
Il s’accrochait à cet espoir, cependant que ses forces l’abandonnaient.
Ce soir-là, il feinta la fin. Se laisser aller. Mourir... Sans aveu.
Inquiets, ses tortionnaires crurent vraiment sa limite atteinte. Ils abandonnè-rent leurs supplices et le jetèrent dans son cachot humide, sur son grabat grouillant de vermine, à même le sol de pierre. Ils négligèrent de fermer correc-tement les grilles et ne l’entravèrent même pas. Ils avaient beaucoup mieux à faire ! Un festin les attendait !
On verra bien demain ! se réjouissaient-ils en tapant leurs panses rebondies d’un air glouton.