Premier Chapitre
L’air empeste la poubelle et le goudron trempé. Sous le crépuscule humide, collant de pétrole, Londres suinte comme une blessure mal cautérisée. L’automne anglais est un automne enflé par la moiteur d’un été pas tout à fait partie et la grisaille d’un hiver pas tout à fait là.Un peu comme elle au fond puisqu’elle n’est ni tout à fait partie, ni tout à fait là. À osciller entre deux mondes, on finit par se vider de soi. Et c’est exactement l’impression qu’elle a aujourd’hui en aspirant l’automne à pleins poumons, comme avide de s’offrir à son étreinte étouffante, pour finir par se rendre compte que plus rien désormais ne pourra la remplir, même pas l’oxygène âcre de pollution de la ville.
La jeune femme relit l’article, tremblante. Sa vue se trouble, son champ de vision lui apparaît comme à travers du verre soufflé, mais elle poursuit sa lecture, intimement convaincue que ces feuilles grossièrement imprimées contiennent toutes les réponses, du moins celles capables d’aplanir ses incertitudes. La mâchoire douloureuse, elle réfléchit. Elle a l’estomac crispé d’interrogations. Et peut-être aussi d’excitation, sorte d’onde électrique qui lui retourne le ventre comme une envie de déféquer. Elle ne sait même plus par où commencer.
Une part d’elle, recroquevillée dans son subconscient, aimerait rebrousser chemin, se carapater, vite. L’autre est seulement paralysée, incapable d’articuler un raisonnement clair et solide.
Ses chaussures sont gonflées d’eau boueuse et produisent un gargouillement spongieux lorsqu’elle se déplace, ses cheveux croupissent dans de la poisse, sa lèvre supérieure frémit, flasque comme de la chair d’escargot.
Épousant la forme de sa poitrine saillante, sa chemise pue et gratte, alourdie par la sueur. Elle aurait tant voulu s’en débarrasser de cette chemise. Se couler dans un autre vêtement, une enveloppe de laine épaisse capable de lui faire oublier le reste. Ces derniers mois, surtout.
Rossée par la pluie, ensevelie par l’obscurité gluante, elle renifle fort.
La peau de Londres se plaque à la sienne. Et elle est ici, debout, toute étourdie.
Entre ces lignes, amassé en quelques mots, rédigé dans un phrasé vif, fier de déboulonner les règles de la convenance, repose son salut, son ultime clef. Il y a des textes qui vous mordent les côtes, vous arrache le nerf à vif.
Celui-ci en est un.
Un peu plus loin, elle l’aperçoit enfin qui émerge d’une grande arche. Ses pas sont précipités. Leurs regards se croisent. Pas longtemps. Et de toute façon, il ne la remarque pas, il est trop occupé pour cela, entre sa main gauche qui tire sur une clope égyptienne (très Oxbridge) et la droite qui cherche péniblement sa carte de métro dans l’envers de son imper. Il affiche un air d’oiseau nerveux. Puis il s’engouffre dans la bouche de métro, avalé par le mouvement de la foule aqueuse.
Elle le suit.