Premier Chapitre
6 juin 20141
Quel âge avait Adèle le jour des événements ? Nul n’a été en mesure de me le dire. J’avais interrogé les survivants, tous les survivants et plus tard, les enfants des survivants. J’accumulais une multitude de souvenirs écorchés, tapis à l’ombre du couvercle de l’oubli. Car les témoins et les enfants des témoins combattaient un démon invisible dont personne n’osait prononcer le nom. J’ai fini par me dire que l’âge d’Adèle n’était pas important. Je l’imaginais jeune, pas trop, au sommet de sa beauté. Un visage encore bien dessiné, sculpté dans une peau lisse. Les traits fins, des lèvres gourmandes. Je n’arrivais pas à inventer ses yeux, mais son regard me poursuivait. C’était un regard à la fois engourdi et intrépide que je ne pouvais soutenir. Lorsque je parlais d’elle ou simplement quand je cherchais à rassembler des morceaux de sa vie, je sentais sa présence dans mon dos. Je ne me retournais pas toujours. Adèle me suppliait parfois de ne pas le faire. Dans ces moments-là, les mots se trompaient. Je veux dire qu’entre mes pensées et mes paroles, il y avait une sorte de geôle, un labyrinthe au creux duquel seul un prisonnier connaît le passage. Je racontais n’importe quoi, tel un fou ou un sage aux discours érudits. Mes interlocuteurs plissaient le front, penchaient la tête sur le côté, les plus téméraires demandaient des explications, certains créatifs se fabriquaient leur propre idée. Tout en formulant des phrases incomplètes, percluses de non-sens, je souriais. Adèle est la seule femme à me déstabiliser.
Alors, imaginez quand elle me fait face. Quand son étroite silhouette descend l’escalier de pierre, quand elle vient à ma rencontre. Quand ses pieds se suspendent à l’avant-dernière marche. L’ourlet de sa robe en mousseline danse sans dévoiler ses genoux. Un chaste décolleté dessine un V de chair pâle. Son cou se perd sous un casque de cheveux noirs. Une fine ceinture flotte autour de sa taille. Si elle n’avait caché son visage du revers de sa main droite, je saurais à quoi ressemblent ses yeux. Le cliché a figé la descente d’Adèle. Un lent parcours vers les profondeurs de son mystère. Un enchevêtrement de non-dits entre les cordes du silence.
Cette vieille photo, qui avait fait la une d’un journal local, mes doigts la connaissent par cœur. Je l’ai découverte, peu de temps après avoir acquis le château. Elle se trouvait sur une étagère du garde-manger, unique meuble abandonné par les anciens propriétaires, cachée sous un morceau de linoléum usé. C’est la seule image que je possède d’elle, le seul témoignage fiable d’un instant de son existence. Adèle descend l’escalier de pierre qui mène à la place du village. Elle se protège de l’objectif, la main recroquevillée vers le photographe. Elle ne court pas. Le mouvement de sa robe suit ses pas. Le soleil adoucit la douleur fixée dans le sépia. Il nuance de gris ce que l’on voudrait blanc. Ce que l’on aurait voulu moins noir.
Quel âge aviez-vous, Adèle, sur cette photographie ? Trente ans ? Quarante ans ? Cela vous irait bien la quarantaine, cet état d’isolement, d’écartement, de rejet. On ne vous a pas mise à l’abri, on s’est protégé de vous. On vous a confinée par peur d’une contagion. Vous n’étiez cependant victime d’aucune maladie. Vous étiez victime. Simplement victime. Mais l’on supposait que votre corps fut le réceptacle d’un microbe abominable. Vous avez été maudite, condamnée, jugée par une cour composée de villageois : vos voisins, les commerçants, l’instituteur et même le curé. Il se disait que vous, la blanchisseuse, aviez épousé le Comte pour son argent. Il se disait aussi que vous étiez de moralité légère. Vous n’entriez pas dans le cadre des principes de l’époque. Vous étiez trop indépendante, trop volontaire, trop entière. Vous étiez une artiste, Adèle, en aviez-vous conscience ? Votre quarantaine aura duré le reste de votre vie.
Une exclue ne revient pas, une exclue ne revient jamais. Vous l’avez écrit avant de partir. Cette lettre, aujourd'hui disparue, vous l’aviez enterrée au pied d’une vigne, dans une allée que vous choyiez tout particulièrement. Une parcelle sur un coteau où le soleil du sud sucre chaque grappe. Où il transforme l’âpreté en douceur. Vous ne vouliez pas qu’on la trouve, car vous la destiniez non pas à vos juges, mais aux cépages. Partir n’était pas votre choix, vous avez été contrainte, manipulée par un odieux chantage. Vous le saviez, il n’y aurait plus jamais de votre Chardonnay à table, vos vignes charriaient une partie de votre sang. Pour eux, c’eût été sacrilège d’ingérer votre passion.
Le coteau sud a enveloppé vos peurs, il a apaisé votre peine, vous vous êtes juré d’en faire jaillir un vin d’exception. Le raisin vous réchauffait le cœur, il augurait le millésime tant recherché. Vous aimiez cette terre, vous l’avez creusée, nettoyée, protégée, magnifiée. Elle vous a rendu votre tendresse au centuple. Votre vin est un bouquet d’élégance, Adèle. Une véritable œuvre d’art. Aujourd’hui encore, après toutes ces années, le mélange des arômes d’agrume, de noisette grillée, de brioche, harmonieusement fondus dans la force du bois de chêne, éblouit mon palais. Vous avez mis tant d’acharnement, tant de passion avant d’obtenir cette robe d’or aux reflets ambrés.
Vous ne pouviez pas vous en aller sans un adieu. C’est Rodolf qui a trouvé votre lettre, enfin, ce qu’il en restait, six mois plus tard. Il avait été chargé de déraciner chaque pied de la parcelle dont vous vous occupiez. Rodolf ne savait pas lire, il a failli la jeter. Heureusement, il s’en est gardé. Le soir, en rentrant au château, il l’a remise à votre belle-mère. Le papier, décomposé aux trois quarts, s’effritait entre les doigts. L’encre s’était diluée dans l’eau d’arrosage. Des traînées bleu ciel s’étiraient horizontalement sans laisser supposer le moindre mot. Il y avait de nombreux plis, comme si vous aviez cherché à minimiser vos adieux à la vigne. Grâce à ces pliures, une phrase fut épargnée : une exclue ne revient pas, une exclue ne revient jamais.
Je maudis la pluie qui a noyé vos mots ! J’aurais tant aimé savoir, et c’est un peu voyeur, comment vous vous exprimiez. Je ne pourrais jamais entendre le son de votre voix, mais vos paroles écrites, si elles m’étaient parvenues, m’auraient appris votre façon de dire les sentiments. Je voyagerais dans votre vocabulaire à la recherche de votre âme. De ma longue enquête, il me reste trois bouteilles de La Dame de Mesvin, la photo de vous dans les escaliers, une phrase sauvée par miracle et des témoignages impossibles à emboîter les uns dans les autres. Qu’à cela ne tienne ! Vous êtes à mes côtés, Adèle. Votre regard chauffe mes omoplates, votre présence me porte au-delà de l’impossible. Je raconterai votre histoire, dussé-je broder ci et là afin de tenir l’ouvrage debout. Sous mes paupières je perçois votre vérité, ma main portera votre voix.
Une exclue peut revenir, Adèle. Il y a des exclusions qui sont des erreurs et il y a des erreurs qu’il faut réparer.